Elan de nostalgie

harmonie ; élan de nostalgie

Le tas de sable ressemblait plus à une congère que le point d'observation idéal qu'elle connaissait le reste de l'année. Ocëan Pearl le gravit lentement et courageusement, appréciant le froid sec qui s'abstenait de la gifler à coups de rafales mordantes. A son âge, mieux valait éviter d'attraper un rhume ou une angine. Elle s'était aventurée à la Dune du Pied dans un élan de nostalgie, se souvenant y avoir rencontré l'un de ses premiers amis. Rares étaient ses mauvais souvenirs dans les Terres Frontières.

Cela faisait quelques temps qu'Ocëan Pearl envisageait de se retirer en ermite, elle ne savait  cependant pas où s'installer aussi continuait-elle à hanter l'île à la recherche de l'endroit qui lui était destiné. Elle pensait bien à la Vallée de Ronces mais préférait attendre de voir à qui reviendraient les Trompeuses. Si le nouveau dominant n'était pas bienveillant, elle irait voir ailleurs. Elle espérait profiter de son ancienneté pour tirer quelques avantages du troupeau si les choses tournaient en sa faveur mais ce n'était pas gagné.

La vieille jument pie avait beau apprécier son gendre et faire entièrement confiance à sa fille, elle doutait de trouver le repos qu'elle désirait sur les terres que Kuro et Fifa convoitaient. Avant eux, les Orphelines avaient appartenu à Sorrow et elle ne désirait pas être hantée par le frison. Elle considérait bien sûr les Terres Secrètes, peu inquiète de l'appartenance d'Hypocamp' à ce troupeau : sa vieille rivale ne l'avait probablement pas intégré pour les bonnes raisons. Le fantôme clair de son ennemie ne viendrait pas la tourmenter.

Restait cependant à voir qui les dirigerait, elle n'était pas certaine de vouloir fréquenter Ecalipse plus que nécessaire. Aello serait sûrement accueillante et elle savait que la fille de son vieil ami était capable de la protéger, elle doutait cependant qu'elle soit là pour le faire. Connaissant Perjury, si sa fille était faite comme lui elle serait trop souvent distraite pour veiller sur ses terres. Quant à d'autres prétendants, elle avait un mauvais pressentiment concernant leurs intentions.

Non. Elle ne pouvait pas compter sur d'autres pour s'assurer un repos bien mérité, décréta-t-elle en arrivant au sommet de la Dune. A cette hauteur le vent était présent et elle accueillit la brise avec soulagement, reprenant son souffle. Horse-Wild était vêtu de blanc et elle était heureuse de vivre un hiver de plus sur l'île qu'elle appelait "chez elle" depuis longtemps maintenant. Sous ses sabots le sable crissait, mélangé à de la glace. Elle ne doutait pas qu'une chute aurait été douloureuse, la Dune s'était durcie avec le froid. Au moins n'avait-elle pas malencontreusement glissé pendant son ascension.

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Le Chant ne hurlait plus. Simple murmure, il respectait la petite jument comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Recroquevillée contre un arbre, Harmonie ne trouvait pas le sommeil. Le froid mordait sa peau, le vent giflait ses joues et de petits cristaux de glace s’invitaient sur ses poils. Pourtant, ce n’était pas la météo qui l’empêchait de dormir. De toute sa vie, la jument n’avait jamais connu que le Chant pour troubler son sommeil, hurlant à l’intérieur de son crâne pour attirer son attention. Aujourd’hui marquait un jour nouveau, un ère nouvelle. Tant de choses inédites dont elle aurait préféré se passer.
Aujourd’hui, Harmonie apprenait le regret, le véritable regret. Puissant et égoïste.

Elle s’en voulait, crevait de ne pas pouvoir remonter le temps. Quelle mouche l’avait piquée ? Elle n’était pas une déesse, ni même une guerrière. Elle n’était qu’une ombre qui errait sur Horse-Wild, une folie que l’on préférait éviter. Pourtant, elle avait à peine hésité, elle s’était jetée dans la mêlée. Elle aurait pu mourir, entourée d’arbres et de cris. Tout ça pour qui ? Un étalon noir qui l’avait blessée. Il n’avait pas porté les coups de lui-même, mais pouvait-on dire qu’il n’était pas responsable ? S’il l’avait laissée faire… Non. Rien ne lui assurait que tout ceci ne serait pas arrivé. Elle s’était persuadée que les prédateurs se seraient bouffés les uns les autres, mais si elle s’était trompée ?

Harmonie secoua la tête pour s’échapper de ses pensées et profita d’être tout à fait réveillée pour se lever. Sa cuisse la lança drôlement quand elle s’appuya sur sa jambe et elle ne put s’empêcher de grimacer. La douleur était toujours là, lancinante, lui rappelant sans cesse le corps immaculé qu’elle avait perdu. Elle n’osait même plus tourner la tête de côté, de peur d’apercevoir les dix cicatrices qui lacéraient sa croupe. La petite jument espérait ne pas s’être trompée ou, à jamais, les traces de son erreur resteraient gravées sur sa robe dorée.

D’une démarche lente, quelques fois boitillante quand la douleur surgissait, Harmonie s’extirpa du couvert des arbres. Elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle était. Du moins jusqu’à ce que son regard se pose sur la Dune du Pied. Le sable brillait, certainement gelé, à quelques mètres de là et l’appelait irrésistiblement à lui. Que pouvait-elle faire d’autre, de toute façon ? À chaque fois que ses yeux se fermaient, elle entendait le rugissement du tigre et les cris perçants du singe qu’elle avait sacrifié. Une fois encore, il lui était impossible de dormir.

L’insomniaque se hissa donc, non sans peine, sur la Dune du Pied. Que les dieux s’amusent avec elle quelques instants, mettant sur sa route périples et choix impossibles, elle aurait pu le comprendre. Qu’ils ne cessent de l’embêter, elle avait du mal à l’accepter. Du moins était-ce ce qu’elle pensa en apercevant, plus loin sur la Dune, la silhouette pie d’une jument. Un hasard curieux que ces deux mêmes âmes se retrouvent à nouveau sur un monticule surplombant la forêt. Harmonie ne s’y trompait pas, la pie ne pouvait être que Ocëan Pearl. De toute façon, elle avait fini par le comprendre : sur Horse-Wild, le hasard n’existait pas.

Si ce n’est pas comique, commença Harmonie sans le moindre amusement dans la voix. Nous voilà de nouveau réunies assez haut pour contempler le monde dans toute sa folie.

Une silhouette dorée approchait à petits pas, boiteuse. Elle s'adressa presque immédiatement à elle quand elle fut à sa hauteur et Ocëan Pearl détailla Harmonie avec une curiosité mêlée d'inquiétude. Elle avait l'air agacée, par elle ne savait quoi et sa remarque avait des accents agressifs qui déplaisaient à l'ancienne dominante. Elle se garda pourtant bien de répliquer avec aigreur lui souriant simplement pour laisser place à un humour noir.

« On pourrait y lire le signe de mon passage prochain aux cieux et la transmission de ma sagesse à un être qui en est digne. »

L'autre jument était échevelée, pour ne pas dire dans un sale état et sa belle robe d'or et d'argent était lacérée par des griffes de prédateur, un être énorme et monstrueux pour s'en prendre à un équidé. Son amie, si elle pouvait se permettre de l'appeler ainsi à présent, ne lui paraissait pas querelleuse. Pearl doutait qu'Harmonie se soit jetée dans un combat suicidaire pour le simple plaisir de faire couler le sang et y goûter du plat de la langue. Non, assurément, elle avait été attaquée et c'était un miracle qu'elle ait survécu pour en parler.

Aussi Ocëan ne vit-elle aucun inconvénient à la questionner, le regard soucieux. Ses prunelles bleues couraient le long des flancs de la jument, cherchant d'autres traces du combat, une explication. Avait-elle fait une rencontre malheureuse ? Certains territoires étaient loin d'être hospitaliers, non pas parce qu'ils manquaient de ressources mais parce que là-bas, les chevaux étaient des proies. La pie les évitait soigneusement, incapable de se défendre avec ce corps vieillissant.

« Que vous est-il arrivé, ma pauvre amie ? »

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Harmonie déprécia sa propre agressivité. De toute sa vie, elle avait été accompagnée par les rires et les moqueries, elle-même ne se gênait pas pour frapper les inconnus de quelques mots bien placés. Pourtant, face à Ocëan Pearl, aussi sûrement que leur première rencontre avait bouleversé la palomino, cette dernière se sentait prête à changer. Elle aimerait dire ce qu’elle avait sur le cœur, dévoiler à sa compagne combien elle avait peur. Néanmoins, elle n’en fit rien. Perdue dans sa propre carapace, Harmonie n’arrivait pas à se lancer. Une simple excuse lui brûlait les lèvres sans réussir à s’échapper. Rien qu’un petit mot innocent qu’elle ne pouvait se résoudre à prononcer.

Depuis trop longtemps, la jument dorée se complaisait dans son armure impassible. Elle s’était jurée de ne jamais l’ébrécher, de ne jamais laisser quiconque la briser. Pour se préserver du mal que lui ferait une trahison ou une dispute, elle s’était éloignée de tous et s’était persuadée qu’il s’agissait de la meilleure solution. En vérité, elle n’y avait jamais vraiment cru. Il y a parfois des moments où se confier libère d’une charge trop grande pour la porter seule. Pour tenir ce rôle, Harmonie se reposait sur son bel amant Aelis auquel elle racontait tout sans secret. Mais suffisait-il ? Le mal la gagnait, broyant son cœur et il n’était pas là pour la soulager. Elle aurait tant aimé qu’on lui dise qu’elle ne s’était pas trompée, qu’elle avait bien fait. Qu’on lui promette enfin qu’agir autrement l’aurait plus détruite qu’elle ne l’était aujourd’hui.

Et voilà qu’on l’appelait « amie ». Harmonie posa ses yeux clairs sur la jument pie. Combien de fois s’était-elle jurée ne pas avoir besoin d’une amie ? Combien de fois s’était-elle dit que les autres ne méritaient pas son amitié ? Aujourd’hui encore, quand les cicatrices ravivaient les souvenirs de ce qu’il s’était passé dans la jungle, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était temps pour elle de tous les éviter, de ne plus jamais leur parler. Qu’avaient-ils apporté de bon dans sa vie ? Des rires, des rumeurs et du mépris.
De toute sa vie, Harmonie s’était toujours tenue loin du danger, n’hésitant pas à fuir avant que les véritables risques ne tombent sur son poil doré. Elle s’était préservée du monde. Elle avait passé ces longues années sans jamais tomber. Puis sa route a rencontré celle d’un étalon qui l’avait poussée. Maintenant, elle en ressortait traumatisée et défigurée. Quelles étaient ses chances de guérison ? Nulle, zéro. Jusqu’à sa fin elle regretterait et pleurerait le passé.

Ne m’en voulez pas, Ocëan Pearl. La douleur ne s’oublie pas aussi vite qu’on l’aimerait. Venez donc à mes côtés si le cœur vous dit d’approcher une estropiée.

Un faux sourire au coin des lèvres, Harmonie dépassa la jument pie de quelques mètres et se coucha au sol sans demander son reste. La douleur ne se réveillait guère plus debout qu’allongée, mais la jument aimait se persuader du contraire. Désormais, elle passait le plus clair de son temps recroquevillée dans un coin à attendre que les jours passent. Encore maintenant, la palomino ne comprenait pas comment elle avait guéri et était prête à parier que, si elle trouvait enfin le courage de se regarder, la gangrène aurait commencé à la bouffer. Ce qui était absolument faux. Il n’y avait sur sa cuisse que ces dix cicatrices légèrement boursouflées, comme dix lignes de feu traversant son pelage doré. Le tigre avait coupé net et, heureusement, pas assez profond pour que la jument n’ait à s’inquiéter d’une infection. En vérité, sa douleur et son boitillement relevaient plus d’un traumatisme psychologique que d’un vrai symptôme physique.

J’aimais me vanter de mon âge et de ma robe immaculée, voyez ce que ça m’a coûté, s’amusa-t-elle d’un rire amer. Les dieux se moquent bien de nous, dans leur Olympe. Remarquez, il s’agit peut-être de leur façon à eux de me reprocher de n’appartenir à personne… soupira-t-elle avant de marquer une pause. Le souvenir était encore vivace des crocs du tigre qui frôlèrent son visage juste avant qu’il ne s’accroche à sa cuisse. Malgré elle, Harmonie laissa échapper un frisson. J’ai sauvé la vie d’un autre et j’ai bien failli y passer. Le roi de la jungle a voulu de moi pour son goûter.

Ocëan Pearl s'était retranchée derrière l'amour qu'elle portait à ses proches pour oublier ce qui la dérangeait. Traumatismes, regrets, tout disparaissait au profit du plus grand bien, elle avait agit pour sa famille, avant même de l'avoir parfois.

Elle se souvenait d'une nuit d'orage et d'horreur à la Maison Hantée. Elle n'en avait jamais parlé à Fifa, bien sûr, mais le D gravé à jamais dans son encolure parlait pour elle. Dracula. Une jument sanguinaire qui l'avait violentée et marquée sans qu'elle ne soit capable de se défendre. Ocëan Pearl n'avait appris à se défendre que bien plus tard, trop peut-être. Ce n'était malheureusement pas son seul traumatisme. Crazy Love l'avait violée, avait instillé en elle ce qui deviendrait plus tard Afraid Again. La jument avait porté la même robe que son père et la haine qui résultait de leur union forcée. Une haine dirigée à Ocëan Pearl, principalement et ce n'était que des années plus tard, deux enfants plus tard, que les tensions s'étaient quelque peu apaisées. Afraid Again avait disparu sans laisser de traces et sa mère n'avait jamais eu le temps de lui dire je t'aime.

La pie le regrettait infiniment. C'était probablement pour ça qu'elle veillait sur Fifa de loin, sans oser lui dire qu'elle n'avait pas envie de s'installer à ses côtés, pire, qu'elle envisageait de partir. Elle ne voulait pas abandonner sa fille cadette comme elle l'avait fait avec l'aînée. Il ne lui restait plus qu'elle, Fifa était sa seule raison de fermer les yeux et d'ignorer ses erreurs. La plus grande d'entre elles avait été de laisser Hyuna' orpheline. Ce n'était la faute à personne et pourtant elle en payait le prix fort : la mère de cette dernière n'était pas là pour lui faire passer l'envie. C'était Ocëan Pearl elle-même qui lui avait ôté la vie.

Elle ne s'était jamais réellement confiée à ce sujet, ni sur le reste. Occasionnellement, quelques mots glissés à Diégo, ou Nefertiti, rien de concret. Rien qui ne parvienne à la soulager de son fardeau.

La vieille jument admirait et félicitait tour à tour sa fille de ne pas être tombée dans ses travers, de ne pas subir les mêmes vices qu'elle. Fifa était forte et fière, droite et indépendante, tout ce qu'elle n'avait pas su être au bon moment. Elle espérait que Kuro saurait être là pour elle quand elle en aurait besoin, priait pour que jamais sa fille et son gendre ne traversent les épreuves qu'elle avait endurées, que le reste de la lignée soit épargné. Pitié, que ses petits enfants et ses arrières petits-enfants vivent paisiblement, que l'île soit heureuse et vide de péchés. C'était beaucoup demander, trop sûrement, il y aurait toujours des fous et des malheureux mais elle espérait avoir attiré sur elle les foudres des dieux afin que le reste de sa famille n'en souffre pas par la suite. Only Hope et Diégo disparus, elle pensait être la victime toute désignée. Pourquoi Fifa ou ses enfants auraient-ils à souffrir quand elle payait déjà le prix de ses actes ?

Elle n'avait pourtant pas eu une vie si difficile quand elle se concentrait sur les bons moments. Les paroles d'Harmonie la ramenèrent à elle et Pearl fronça ses sourcils inexistants. Estropiée ? Certes, les cicatrices n'avaient rien de séduisant, mais de ce qu'elle voyait là il suffisait d'un peu de repos pour s'en remettre. Elle boitait ? Au moins pouvait-elle encore marcher. Certaines ne survivaient pas à une rencontre un peu trop intime avec un prédateur. Elle observa la jument dorée qui la dépassait pour se coucher un peu plus loin, s'approchant bientôt d'elle, la tête baissée afin d'être à sa hauteur. Ocëan ne se coucherait pas, elle ne faisait pas confiance à ses jambes. Elle souffla doucement sur le sable glacé, cherchant les mots appropriés. Son amie était bouleversée et elle ne savait pas comment la réconforter.

« Estropiée ? Regardez moi Harmonie, je suis couverte de cicatrices et pourtant je me suis encore et toujours relevée. Il est vrai que les dieux jouent avec nous mais croyez moi, ils sont bien plus directs lorsqu'il s'agit de nous reprocher nos allégeances. »

Elle tiqua à cette pensée mais continua tout de même.

« Mais vous en avez échappé. Cet autre, vous a-t-il remerciée ? »

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Estropiée, voilà qui était fort. Pourtant, Harmonie n’arrivait pas à le dire autrement. Plus que les cicatrices sur sa cuisse, plus que la douleur qui l’avait déchirée et qui la tourmentait encore, c’était son esprit qui avait été lacéré par les griffes du grand tigre. Quand elle fermait les yeux, il était toujours là, grondant, bavant, ouvrant la gueule sur ses crocs immenses. Elle se réveillait, dans ses phases de sommeil si rares et si courtes, transpirante, la peur au ventre, à l’affût du pas lourd du félin et de son odeur de prédateur. Il n’était jamais là, pourquoi le serait-il ? Roi de la jungle, il n’en sortait pas et Harmonie n’approchait plus le couvert des arbres. Pourtant, irrémédiablement, elle se sentait attirée par la jungle. Le chant y était malsain, déformé par son traumatisme, accompagné des cris du petit singe qu’elle avait sacrifié. En passant tout près, elle finissait toujours par tourner son regard sur les arbres, à lorgner l’obscurité entre les troncs. Alors elle hésitait, elle tanguait d’un côté, prête à se laisser tenter. Elle avait envie d’y retourner.

La palomino frissonna. Elle ne se comprenait pas. Quelque part, cette jungle représentait la mort qui lui pendait au nez. Obscure, putride, elle étendait son ombre sur la petite jument et lui rappelait que rien n’était gagné. Harmonie savait que son heure ne tarderait pas. Elle en avait déjà parlé avec Ocëan Pearl, d’ailleurs. Il ne lui restait au plus qu’une petite poignée d’années à supporter. La jungle lui murmurait que ce calvaire pouvait être écourté. Qu’en se laissant tenter, tout pourrait être arrangé. Le silence enfin viendrait.

Harmonie releva les yeux vers son amie. Osait-elle l’appeler amie ? Elle n’eut même pas la force de sourire à sa propre question. Toute sa vie, avait-elle eu quelqu’un à nommer ainsi ? Elle avait erré partout sans relâche, emportée par la houle de ses tourments, bercée par les crachats lancés dans son dos. Elle ne s’était jamais posée, ni reposée, tant qu’Aelis n’était pas à son côté pour la supporter. Amis… elle ne connaissait pas ceci, n’était même pas sûre de savoir ce que cela voulait dire, impliquait. Que devait-elle faire pour son amie ? Sourire ? Mentir ? Pleurer ? Rien ne semblait convenir et pourtant, Harmonie se mit à pleurer.

De si petites larmes, si chaudes, qui roulaient sur ses poils et s’écrasaient au sol, si froides. Depuis combien de temps n’avait-elle pas pleuré ? Elle ne s’en souvenait même pas. Peu abondante, si peu vigoureuse, l’eau s’accrochait à ses joues et disparaissait parfois avant d’en atteindre le bout, comme si sa propre source était tarie, que la petite jument n’était plus capable de pleurer vraiment, comme le font les enfants. Harmonie ne savait comment réagir, la fatigue lui broyait le crâne, brouillait sa vision. Depuis combien de temps ne s’était-elle laissée aller à du vrai devant un autre que lui, son bel Aelis…

Quelle idiote je suis… souffla-t-elle, les dents serrées. Regardez-vous, Ocëan, et regardez-moi. Il y a chez vous une force que je n’ai pas. Si mon corps s’en sort, mon esprit s’effondre. Peut-on survivre au mal que l’on nous fait et au mal que l’on fait ? La bête ne m’a pas tuée, mais son souvenir me ronge. Le singe n’avait rien demandé et pourtant, je l’ai sacrifié. Je l’ai fait, sans hésiter. Ma vie a-t-elle plus de valeur que la sienne ? J’en doute.

Harmonie détourna le regard pour le poser sur le couvert des arbres en contrebas. Déjà les larmes s’étaient taries, comme si son corps n’avait guère plus d’eau à donner au mal qui la bouffait de l’intérieur. Elle ne cessait de le revoir, ce pauvre animal, la jambe brisée par la chute, criant, hurlant au monde combien c’était injuste et méchant. Peu importait le mal qu’elle avait deviné chez l’étalon, pouvait-il être plus mauvais encore que ce qu’elle était prête à faire pour se donner un répit ? Car c’était tout ce qu’elle avait gagné, un répit de quelques années, peut-être moins.

Il m’a remerciée. La première fois, avant que le tigre ne bondisse. Une fois que le mal était fait, il a cru bon de le dire, l’air si fier de lui : « Vous êtes sauvée. » Mais de quoi m’a-t-il sauvée ? Certainement pas de moi-même, ni des autres.

Elle aurait peut-être dû achever Hyuna' pendant qu'elle en était capable. La pouliche fragile n'aurait jamais relevé la tête, le crâne fracassé par un sabot salvateur. Ce n'était pas maintenant qu'Ocëan Pearl allait la tuer et si elle ne regrettait pas de ne pas l'avoir fait à l'époque, elle savait qu'il aurait mieux valu que la fille de sa rivale n'atteigne jamais l'âge adulte. La pensée était atroce et dansait pourtant sauvagement dans son esprit. Qu'est-ce qui l'en aurait empêchée ? Personne ne l'aurait su et le désert aurait englouti l'horreur comme on oublie un mauvais rêve. Personne ne savait pour Perjury après tout.
Peu savaient à qui revenait la mort d'Hypocamp'.

Ocëan soupira. Sorrow l'aurait traquée et elle-même n'aurait pas pu oublier le meurtre. C'était mieux ainsi et si un jour la mort venait la faucher dans la robe de Hyuna', elle l'accueillerait honorablement. Elle n'en était pas à l'affût et marchait sans jamais se retourner. Quand bien-même l'aurait-elle vu venir, qu'aurait-elle pu faire ? Son corps était trop vieux pour la porter bien loin, ses muscles avaient disparu au profit d'une graisse qui la réchauffait en hiver et la ralentissait dans ses rares foulées. Pearl était vieille et chaque jour son souffle se faisait plus court. Elle errait aux abords des Terres Trompeuses sans oser s'y arrêter, se réfugiait sur les Terres Secrètes parce qu'elle s'y sentait plus en sécurité qu'aux côtés de sa fille. Elles refermaient des secrets et les taisaient, inspiraient une neutralité qu'elle n'osait espérer.
Ce jour viendrait tôt ou tard et il lui faudrait expier ses péchés.

Harmonie pleurait et Ocëan Pearl ne pouvait rien faire pour la réconforter. Elle n'osait la toucher, ne voulant pas la blesser. Peut-être en avait-elle besoin, les larmes salées parviendraient peut-être à laver sa conscience de ses regrets. Les remords étaient difficiles à effacer cependant.

« On survit toujours Harmonie, c'est là notre punition. »

La valeur d'une vie, une question qu'elle se posait sans cesse. Cela n'avait pas de valeur ou bien était-ce celle qu'on lui accordait ? Hypocamp' l'avait provoquée, avait mis en jeu bien plus qu'elle n'aurait du le faire et elle y avait perdu la vie. Elle était responsable de ses actes, pouvait-on réellement reprocher à Ocëan de s'être défendue ? Elle aimait penser que non. Hyuna' avait été innocente et l'épargner était la chose la plus juste à faire, malgré la vengeance qui planait sur elle depuis qu'elle s'était détournée de la pouliche orpheline. Une vie pour une vie ? La loi du talion, oeil pour oeil dent pour dent, mais Pearl ne se croyait pas responsable, sa vie ne réparerait donc pas son erreur. Elle ne réconforterait peut-être même pas Hyuna'.

Elle avait longtemps été persuadée qu'il fallait faire le nécessaire. Mais le nécessaire était subjectif et nuisait à d'autres pour mieux la servir. Ocëan n'osa donc pas répliquer qu'Harmonie avait fait ce qu'il fallait. La jument palomino avait fait un choix et celui-ci avait été de se préserver. Pour cela, elle avait sacrifié une autre vie. Elle avait sauvé une autre vie en plus de la sienne et la pie s'accrocha à cette précision, désirant à tout prix soulager son amie de ses remords.

« Je ne peux pas vous dire que vous avez bien fait mais pensez y, vous avez sauvé deux vies et le destin saura bien vous faire payer celle que vous avez prise. »

Il lui prendrait probablement celle d'un être cher. Ocëan Pearl soupira profondément et releva la tête, reculant de quelques pas. Il était temps pour Harmonie de se redresser.

« Je ne sais pas qui est cet individu mais il a une dette envers vous. Faites en bon usage. Relevez vous mon amie. Vous aurez bien assez tôt une autre raison d'être abattue, ainsi va la vie. »

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Le balancement des arbres en contrebas l’hypnotisait. Les feuilles bruissaient dans le vent, secouant leurs cadavres rabougris avec fébrilité. Elles se détachaient ensuite dans un cri, virevoltaient dans la brise et s’écrasaient dans la fosse commune de ses sœurs, mortes bien avant les dernières survivantes. Les branches racornies bougeaient sans souplesse, prêtes à se briser si se levait un grand frais. La forêt était en dormance, giflée par les rafales glacées de l’hiver, abandonnée par les rayons ardents du soleil.

Harmonie aimait l’hiver. Avec une grimace sadique, elle admirait la souffrance des arbres, fermait ses oreilles à leurs lamentations. Elle les contemplait perdre leurs feuilles marron, se dénuder devant la fraîcheur du monde. Quel délice de les voir recouverts de neige, ployer sous le poids de l’hiver et craquer quand ils ne pouvaient plus le supporter. Elle brûlait de joie devant leur malheur, réchauffait son corps en goûtant, du bout des dents, la fraîcheur de leurs troncs. Le chant était toujours là, tentant, mais si faible qu’elle riait en l’écoutant. Elle tendait parfois l’oreille, essayait de l’entendre pour mieux se moquer. Ils s’en plaignaient, bien entendu. Mais elle s’en moquait. Leurs souffrances la revigoraient.

La palomino releva soudain la tête. Cette méchanceté qu’elle abritait… elle était ancrée en elle depuis sa naissance, la bouffait depuis l’abandon de sa mère. Le vice, il n’était pas né du sacrifice d’un singe, il avait toujours été là, au fond de son cœur, s’abreuvant de sa douleur. La jungle ne l’avait pas changée, elle s’était trompée.

Harmonie se releva, un rire aux lèvres qui grinça dans sa gorge et s’échoua dans le sable avec lourdeur. Lâche devant la douleur, elle renfilait son armure, la modulait à l’image qu’elle souhaitait. Loin de la brebis égarée qui pleurait sur ses regrets, la jument se redressa de sa petite taille et toisa Ocëan Pearl du plus haut qu’elle put. Elle s’inventa la méchanceté qu’elle venait de se trouver, s’habilla des reliquats de la déesse qu’elle avait cru pouvoir être dans la forêt et agrémenta le tout d’un ego plus gros que celui de l’étalon qu’elle avait sauvé.

Cruel, mais vrai, lâcha-t-elle sans émotion. Les dieux me feront payer ce qu’ils m’ont imposée et je n’aurai qu’à sourire devant la vie qu’il me reste à supporter. C’est ainsi.

La menteuse s’arracha un rictus étrange, une grimace mi-amusée mi-dégoûtée qu’elle dissimula en tournant la tête de côté. La forêt appelait en contrebas, criant au monde sourd que l’hiver la tuait. Tous les ans le même manège, les mêmes plaintes. Pourtant, ils ne crevaient jamais.
Harmonie s’approcha du bord, se balança sur ses antérieurs en contemplant le vide. Elle se lamentait également. Pouvait-elle mourir en tombant ? Mettre fin à cette vie malsaine qu’elle avait ? Le pourrait-elle seulement ? Elle était lâche, elle ne pourrait jamais sauter. Le regard de son « amie » derrière elle, la fit frissonner. Elle ne savait pas comment agir avec elle, sentait ses yeux lui peser sur la croupe. Pouvait-elle vivre en traînant derrière elle les mensonges qu’elle offrait à Ocëan Pearl ? Ne devait-elle pas s’en débarrasser ? Pour se préserver des maux du monde, comme elle le faisait si bien depuis ses tous premiers chants.

Une dette, en effet. Je pourrais lui demander de me pousser d’ici, dégringoler jusqu’en bas, écraser quelques arbres sous mon poids, raconta-t-elle d’un ton monotone. Ou vous pousser vous. Il ne refuserait pas.

Quand bien même Ocëan Pearl trouvait l'hiver doux cette année là, il pesait tout de même sur les arbres. Nus, ils tremblaient face au vent, craquaient sous le poids de la neige immaculée qui venait les habiller. Les feuilles égarées feraient leur apparition une fois le printemps venu et en attendant, le temps passait. Lentement. Il ne se pressait pas et encore moins maintenant qu'elle n'avait plus rien à accomplir.

Pearl se réchauffait sous le soleil pâle qui dardait timidement ses rayons sur la Dune du Pied, espérait que le sable sous ses sabots se ferait plus tendre lorsqu'elle déciderait de redescendre. Elle ne voulait pas glisser, tomber, se briser un membre et crever là. Quand bien même elle se préparer à partir, métaphoriquement ou non, la vieille jument n'était pas prête à disparaître sans laisser de trace si ce n'était des os blanchis par le temps.

La pie se considérait comme gentille. Une notion bien subjective. Oh, on s'accordait à dire que la gentillesse c'était agir sans rien attendre en retour, apprécier faire plaisir aux autres sans contrepartie par la suite. Elle pensait correspondre à cette définition, elle ne demandait pas à ce qu'on la remercie quand elle faisait quelque chose et elle était plutôt volontaire dans l'ensemble. Moins avec le grand âge, certes, mais tout de même. Elle prenait le temps de discuter avec Harmonie parce qu'elle l'appréciait et sourit en la voyant enfin se relever.

Ses mots pour la féliciter s'étouffèrent cependant dans sa gorge tandis que la palomino la toisait. Où était passée son amie ? Se serait-elle trompée ? Elle ne lui répondit pas, trop sceptique pour s'attarder sur les paroles cryptiques de la jument. Harmonie n'avait pas l'air bien et Ocëan la regarda s'approcher du bord sans oser faire un geste pour la retenir, craignant de basculer dans le vide sans savoir si elle avait peur d'une faiblesse de sa part ou d'une agression.

Son regard pesait sur la croupe d'Harmonie et Ocëan Pearl ne savait que faire, ses oreilles bicolores à peine pointées en avant tandis qu'elle clignait des yeux, considérait le ton monotone de son interlocutrice, le sens des mots qu'elle employait. Finalement, elle s'offusqua et avança d'un pas imprudent.

« Et pourquoi lui demanderiez vous de me bousculer ? Qu'est-ce que cela vous apporterait ? Dîtes moi Harmonie, car je ne parviens pas à comprendre. Vous êtes malheureuse, mais me voir disparaître ne changera rien et c'est ma famille qui sera malheureuse ensuite. »

Elle s'approcha, brava le danger pour à son tour regarder en contrebas. Il n'y avait rien que du sable et des arbres morts, rendus mornes par l'hiver. A distance raisonnable d'Harmonie, elle se sentait encore en sécurité mais restait méfiante, gardait sur elle un oeil hésitant.

« Qui vous a fait tout ce mal ? »

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Harmonie détacha son regard de la pie pour le laisser dériver sur l’horizon. Cette méchanceté qui l’animait, elle n’arrivait pas à la déprécier. Elle avait même envie de l’embrasser. Elle se sentait puissante et dangereuse. Non, elle ne se croyait pas capable de faire du mal au monde. C’était contre elle que le danger se présentait. Peut-être qu’avec les bons mots, en sifflant la perfidie la plus parfaite qui soit, elle pourrait énerver sa comparse, la forcer à se défendre ou simplement à partir. Voilà bien qui était paradoxale puisque la palomino était celle qui avait dérangé la pie en venant ici. Néanmoins, Harmonie ne pouvait pas se contenter de tourner les talons et partir. Au fond d’elle, quelque chose lui disait qu’elle devait mettre un terme à cette amitié, qu’elle ne lui apporterait rien de bon. Un jour ou l’autre, elle serait trahie par son amie. C’était toujours ainsi.

Ce que cela m’apporterait ? grinça-t-elle en recentrant son attention sur la vieille jument. Y a-t-il quoi que ce soit à comprendre ? Les gens méchants sont méchants. Pourquoi leur chercher une raison ?

Harmonie faillit flancher, laisser une faille percer sa coquille. Elle tint bon et renfila tout à fait son armure. Ocëan Pearl ne devait pas savoir ce qu’elle était prête à faire pour se protéger du monde. Sa solitude, elle l’avait tant haïe au début et la chérissait aujourd’hui plus que tout. On la lui avait imposée dès ses premiers mois, pourquoi la lui enlèverait-on désormais ? La palomino voyait là un complot. Elle sentait le danger d’une amitié. Les ennemis ne trahissent jamais, les « indifférents » non plus. Les amis, par contre…

Qui ?

La petite jument faillit s’étrangler d’un rire amer. Son regard fuit celui de la pie et parcourut le paysage, les ramures glacées et les feuilles mortes. Elle puisa dans sa nouvelle carapace la force de tourner la tête et contempla, effarée, les cicatrices sur sa cuisse. Voilà une question à laquelle elle ne savait plus que répondre… ou plutôt, à laquelle elle était prête à trop répondre. Harmonie s’en était persuadée : le monde entier lui en voulait. Depuis ses premiers souffles jusqu’à ses derniers, elle vivrait avec la haine de tout un chacun sur les épaules. Sa propre mère la détestait. Son propre fils la détestait. Elle n’attendait plus rien de personne.

Vous. Les autres. Eux, souffla-t-elle en fixant la forêt d’un regard haineux. Le monde. Les dieux. Ma mère. Mon fils. Le tigre. (Elle tourna à nouveau la tête vers Ocëan Pearl.) Il n’y a que dans ma douleur que le monde est unanime. Demandez donc à votre si belle famille qui est cette jument que vous voulez pour amie. Nous rirons ensemble de ce qu'ils vous ont dit.

Le ciel se parait d'un drapé pastel tandis que le soleil déclinait légèrement à l'horizon. Il n'était pas fêtard ces derniers temps, transi de froid et pressé de disparaître dans le lointain. Ocëan Pearl le contemplait et se demandait si le coeur d'Harmonie venait de sombrer et suivre la même destinée, emporté par le traumatisme de sa confrontation dans la jungle. Le tigre l'avait-il empoisonné de ses griffes ? Ou bien avait-il réveillé une folie ancienne qui rappliquait à présent comme une meute de prédateurs et lui faisait payer ses brefs moment de lucidité ? Elle le craignait, malheureusement.

« Mais vous n'êtes pas méchante Harmonie, coupa-t-elle sèchement. »

Il était plus facile de chercher des raisons que d'accepter la méchanceté gratuite. Cela aidait à pardonner, à sympathiser avec le bourreau. Elle n'avait pas trouvé de raison à la méchanceté de Crazy Love, pas avant longtemps mais à présent, elle comprenait. Il avait voulu se défaire de l'emprise de son père dont la réputation pesait trop lourd. Son ombre planait et pour s'en arracher, l'étalon pie palomino l'avait violée, elle est bien des autres. Ocëan ne fit pourtant pas part de ses pensées à la jument à ses côtés. Elle ne les méritait pas.

Le rire amer d'Harmonie lui donna envie de crier, la réprimander comme une enfant mais Pearl se contenta de renâcler, agacée. Des rumeurs lui revenaient, entendues au hasard du vent, glanées après leur première rencontre parce que la jument l'avait intriguée. Harmonie avait des enfants et les avait abandonnés, comme sa propre mère l'avait fait avec elle. Voilà ce qu'il se disait. On racontait aussi qu'elle regardait les arbres d'un air étrange, comme si elle les écoutait. Et à cet instant, la plus jeune fixait la forêt en contrebas.

« C'est les arbres qui vous font croire ça ? Il ne faut pas les écouter. elle marqua une pause. Les voies des dieux sont mystérieuses, ils vous jouent des tours en ensorcelant les arbres pour vous punir. »

Si elle était folle, peut-être fallait-il entrer dans son monde pour l'apaiser. Les fous n'étaient pas nécessairement mauvais après tout et Ocëan Pearl n'avait plus l'âge de discriminer pour une autre raison que son bon vouloir.

« Ma famille ne m'a pas parlé de vous, Harmonie. Mais vous, depuis combien de temps n'avez pas parlé à la votre ? Vous avez besoin d'eux, surtout dans ces moments. Vous n'êtes pas obligée d'affronter seule cette épreuve. »

L'autre jument ne lui avait toujours pas dit qui l'avait entraînée dans une telle situation, un guet-apens si elle en croyait ses déductions aussi revint-elle sur le sujet avec subtilité, optant pour une autre approche.

« Si vous ne souhaitez pas me confier le nom de la personne responsable de mésaventure, veillez à ne pas l'oublier pour vous assurer qu'il payera sa dette envers vous. »

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Harmonie s’étrangla dans un rire mauvais. Elle n’était pas méchante, que l’autre disait. Voilà qui était hilarant. Qu’en savait-elle la jument pie ? Les deux « amies » ne se connaissaient pas. Elles avaient échangé quelques mots idiots sur le Mont Étoilé. Loin de la perfidie des ragots qui glissaient sur Horse-Wild, elles avaient refait le monde en grinçant des dents, comme deux vieilles qui sentaient la mort arriver à grands pas bruyants. Rien de ce qu’elles avaient dit ne pouvait permettre à l’une et à l’autre de saisir parfaitement ce qu’elles étaient. La palomino ne jurerait pas qu’Ocëan Pearl était quelqu’un de gentil, alors comment elle-même pouvait-elle être si sûre d’elle ?

La grimace sceptique de la petite jument se transforma rapidement en mépris. Que lui voulait-elle, la vieille dame ? Pour qui se prenait-elle ? Parler des arbres sans savoir… Harmonie ne le supportait pas. Les oreilles plaquées sur la nuque, elle continua de fixer le contrebas et grinça des dents malgré elle. Il valait parfois mieux se taire que raconter n’importe quoi et la palomino n’appréciait pas la tentative de réconfort de la pie. Ces mots n’avaient aucune valeur dans ses oreilles dorées. Les dieux ? Quelle blague ! Cela n’avait rien à voir avec le divin.

Il ne faut pas écouter les arbres, mais les commères ne vous dérangent pas, hein ? critiqua Harmonie. Puisque vous savez tout, dîtes-moi ce que j’ai fait de mal pour mériter une punition.

Harmonie montra les dents, poignardée en plein cœur par les mots de sa compagne. Ne pouvait-elle se contenter de la méchanceté que la petite jument s’inventait ? Il fallait aussi qu’elle s’échine à faire des reproches, à donner des leçons. C’était sa vie privée et la palomino ne voulait pas partager ce qu’il se passait entre elle et les siens avec une inconnue. Certes, elle n’avait pas adressé la parole à son fils depuis longtemps, mais elle vivait toujours auprès de son amant et croisait, de temps en temps, sa fille. Sa famille n’était pas si détruite que certains le croyaient. Ungo avait un don pour dramatiser les choses et voilà où cela les menait : les gens parlaient sans savoir, comme toujours.

Quelques heures à peine, rétorqua-t-elle, agressive. Ma famille n’est pas pire que celle des autres. Oubliez ce que vous avez entendu dire.

Les défenses de la palomino flanchèrent un instant, laissant entrevoir la peur au fond de ses yeux dorés. Elle revoyait le grand tigre, si puissant, la mort glissant entre ses dents, la promesse toujours douloureuse bien ancrée sur sa cuisse. Harmonie releva la tête et fixa son regard sur la pie. Voilà bien un problème : elle ne connaissait pas son nom. Dans l’urgence de la situation – aussi parce qu’elle n’avait ni donné le sien ni demandé celui de l’autre – ils n’avaient pas échangé leurs patronymes. Ainsi l’étalon noir restait une ombre, un fantôme, une apparition monstrueuse qui perturbait ses cauchemars.

Quel nom vous donner ? Je ne le lui ai pas demandé. Je n’en ai eu ni le temps ni l’envie. Cet idiot sautait aux conclusions sans réfléchir. Rien ne serait arrivé s’il savait réfléchir. Vous me demandez de lui réclamer une faveur, mais je n’ai pas envie de le revoir. Et puis… il n’a pas l’air de quelqu’un qui apprécie de devoir à un autre. Qui peut m’assurer qu’il ne me fera pas de mal pour me dissuader de lui demander quoi que ce soit ? Vous êtes peut-être une guerrière Ocëan Pearl, mais ce n’est pas mon cas.

Ocëan Pearl cherchait désespérement une amie parce qu'elle n'en avait plus beaucoup. Qui restait-il, à part Querouane et Starfighter ? Peut-être aurait-elle du s'estimer heureuse d'en avoir encore deux mais la dominance l'avait habituée à ce que tous soient dans ses bons papiers et la compagnie lui manquait. Elle avait peur de partir seule, disparaître sans que personne ne le remarque et surtout, que personne ne se souvienne d'elle et de qui elle avait été. Elle préférait se présenter à des inconnus qu'être oubliée et c'était bien malheureux quand elle pensait à sa fille et sa petite-fille. Elles ne l'oublieraient pas.

Harmonie s'offusqua de ses paroles et la pie contempla ses oreilles plaquées en arrière, hésita sur les propos à tenir. Elle n'avait plus la force de se battre, même verbalement.

« Vous ne les vénérez pas et ils nous punissent dès que nous cessons de croire en eux. Moi aussi, j'en ai été victime. »

Elle ne s'étendit pas sur le sujet, ignora les dents dévoilées de la palomino pour résolument se détourner. Pearl n'avait aucune envie d'avoir une conversation de sourds et peu de salive à gâcher. Elle manqua donc l'éclat de peur dans les yeux d'Harmonie qui daignait enfin à la regarder, mais pas ses paroles qu'elle écouta en silence, les yeux rivés sur le sable. Elle comprenait ses craintes cependant et ne la contredit cette fois pas, retenant un geste pour hocher la tête car son interlocutrice ne pouvait pas le voir. A défaut elle soupira profondément, avouant à mi-voix.

« Je n'ai plus la force de me battre, malheureusement. »

Ocëan lança un regard à sa compagne par-dessus son épaule, les yeux tristes et le sourire fade tandis qu'elle la saluait avec amertume.

« Si vous êtes décidée à me malmener je me dois de vous laisser. De toute façon vous vous êtes relevée, vous n'avez plus besoin de moi. »

Elle fit un pas pour s'éloigner.