Tranquillité

Ce paysage là était très différent de celui qu'il venait de quitter. La nature se repaissait avidement des rayons du soleil qui gorgeaient de vie les fleurs, les trèfles, les champignons et autres mignardises champêtres qu'il observait, en proie au doute, comme s'il n'avait pu s'agir que d'une illusion.

Il revenait du glacier. Il lui semblait que l'haleine du froid frappait encore sa nuque, ployait son échine. Et il était hanté par le souvenir de Mune, qu'il avait laissé endormie, une statue de givre.

L'étalon arracha quelques brins d'herbe, prenant conscience avec lenteur qu'il avait faim. Sans savoir s'il était affamé ou tentait d'étouffer les préoccupations de son esprit, il se mit à engloutir, les yeux mi-clos, caressé lui-même par le soleil cajoleur de fin d'après midi.

Shiro entendit un bruit et releva la tête.

Il eut la sensation d'avoir affaire à une étrange illusion d'optique ; la silhouette qui surgissait, semble-t-il de nulle part, lui ressemblait trop. Il songea à un miroir, mais se souvint trop vite qu'il n'était pas dans la maison hantée.

Un frison. Plus âgé que lui, réalisa-t-il, alors qu'il le voyait de plus près.

Il ne parvenait pas à se dépouiller de la certitude qu'il l'avait déjà vu.

Méfiant, il fit un pas en avant mais resta muet.

Il avait rarement songé à la vieillesse.

Il avait été entouré par cette dernière. Décrépitude, pourriture, bois grinçant et poussière s'accumulant au fond d'une tasse pour s'y mêler aux derniers baisers du sucre. Il avait sûrement imaginé qu'il vieillirait et mourrait dans la maison hantée qui l'avait vu grandir, ne devenant plus qu'un avec le toit qui l'avait abrité toute sa vie. Un élément du mobilier. Un vase. Une urne remplie de cendres et de souvenirs.

Cette idée lui paraissait encore douce. Fumeuse, lointaine, comme un pli de rideau qui forme un visage grimaçant et irréel dans le noir. Réconfortante. Elle ne deviendrait jamais réalité.

Le coeur qui bat, bat, bat pour l'impossible. Il n'avait plus faim.

L'étalon qu'il avait en face de lui était vieux. Pas un de ces vieillards hâves et penauds qui avancent en bredouillant, les sabots élimés par le sol, la lèvre pendante et l'encolure maigre, mais un de ces vieux prédateurs aux yeux encore vifs, au corps fatigué, souhaitant bondir sur le frémissement de la proie mais demeurant alangui, les babines retroussées sur un carnage imaginaire.

Il ressemblerait peut-être à cela, lui-aussi, mais sûrement pas. Cet étalon avait bien vieilli.

Il réalisait lentement qu'il ne voulait pas vieillir.

Shiro le fixa. Il lui avait adressé un signe de la tête. La patience ne comptait pas parmi ses vertus.

" Qui êtes-vous ? "

Le tact non plus.

Shiro contempla son grand-père, cherchant quelque chose. Il avait depuis longtemps perdu la honte qui devait précéder l'apathie qu'il ressentait, aussi ne ressentit-il aucun pincement lorsqu'il constata que rien n'avait changé ; le vieillard face à lui n'était toujours qu'un vieillard.

Il avait du mal à le lier à lui-même, ne serait-ce que par le sang. Esprit et corps. Tout cela lui paraissait étranger, comme une maladie dont on est immunisé. Il n'était contaminé par nulle tendresse, par nulle affection. Pourquoi l'aurait-il été ? Coeur Noir n'était qu'un inconnu. Il l'avait brièvement croisé lorsqu'il était encore poulain et tellement différent qu'il ignorait s'il s'agissait vraiment de lui-même, ou d'une autre créature dont il avait laissé la chrysalide quelque part, à la merci des charognards.

Il grimaça. Les gens n'avaient que ça à la bouche. Cyrius aussi avait cherché à le lier à quelqu'un d'autre, comme si son identité ne pouvait être complète sans le nom de ses parents. Sorrow et Querouane. Des noms creux. Qui avaient trop de sens aux yeux des autres.

Shiro tergiversa. Il aurait pu garder le silence, comme un enfant qui boude. Il avala deux brins d'herbe qui lui parurent trop lourds alors qu'il tombaient dans son estomac.

" Je suis le fils de Sorrow, " répondit-il enfin, avec la sensation que sa voix sortait d'une radio plus que de son corps, " Shiro. "

Une bourrasque de vent.

" Pourquoi êtes-vous revenu ? "

Pourquoi être là et pas ailleurs ?

Coeur Noir parvenait à des conclusions directes et faciles qui firent envie à Shiro. Le monde aurait été plus simple s'il avait pu ranger sa famille avec les mots habituels.

Il scruta Coeur Noir. La ressemblance avec Sorrow était présente, flagrante mais pas non plus excessive. Il n'était pas capable de la même objectivité avec lui-même et ne chercha donc pas à se comparer au frison pur souche.

Les propos de l'autre le surprirent.

" J'ignorais que vous vous préoccupiez du sort de votre famille. Elle est tellement grande... "

Et un rictus un peu moqueur vint se glisser sur sa bouche.

" Les absents ont toujours tort, " ajouta-t-il, une banalité pour remplir le silence printanier.

Les mots de son ancêtre étaient imprégnés de regrets. Shiro le fixa pour chercher sur sa figure un mensonge, mais il ne décela rien. Coeur Noir avait donc peut-être réellement changé.

" Tout le monde ne change pas, " répondit-il avec une sorte de hargne, celle d'un enfant auquel on dit qu'il ne croira un jour plus aux fées. Il ne voulait pas du changement.

Il ne voulait pas changer d'avis, ne voulait pas devenir quelqu'un d'autre, un reptile qui se débarrasse de son ancienne peau, une araignée qui laisse son corps au milieu de sa toile, au fond de son trou.

Sa compagne était morte assassinée. Shiro réfléchit un peu.

" Qui était-elle ? "

Pas sa grand-mère, très certainement. Non pas que ça ait eu une quelconque importance. Sa curiosité l'aiguillonnait cependant et le poussait à se demander quel genre de jument avait bien pu changer un étalon à la réputation si controversée.

Elle était morte, de toute façon.

Shiro fit un pas sur le côté. Il en avait assez d'être immobile.

La volonté était-elle si facilement maniable ? Il lui semblait surtout qu'elle vivait tapie au fond de l'esprit, commandant ce dernier du fond de sa cachette et refusant souvent de montrer sa véritable figure. C'était ainsi que les désirs et les complexes naissaient, lovés dans la pénombre, entrelacés comme deux crotales qui s'aiment et s'étouffent.

Shiro renacla. Ses jambes le démangeaient, maintenant. Il approcha de Coeur Noir et fit un signe de tête, pour demander au vieillard de prendre le pas, faute de quoi il se contenterait de le laisser seul. L'idée que l'étalon n'ait pas envie de s'épuiser inutilement ne lui traversa pas l'esprit.

" Non. Je ne la connaissais pas. "

Isba. Il se demanda s'il était censé savoir. C'était la famille des autres. Le genre de choses que l'on observe avec la même fascination qu'un enfant posté devant une fourmilière, enthousiasmé par sa rigueur autant que par son chaos.

" J'aurais pensé que vous voudriez prétendre à la dominance. Mon père me disait toujours que vous rêviez de régner. "

Sorrow et ses longues descriptions de Coeur Noir, comparables à celles d'une femme que l'on aurait abandonné sur le parvis de l'église...

Une question lui vint à l'esprit et en fusa avec sa rapidité habituelle.

" Je peux vous tutoyer ? "

Bien qu'il aurait sûrement refusé de l'admettre, une certaine curiosité naissait en lui, attisée par la fréquentation de cette vieille légende vivante. A défaut d'être remarquable, on pouvait s'abreuver de la renommée des autres et la croire, quelques instants, sienne.

Son pessimisme - ou s'agissait-il de ce réalisme obtus de la dépression ? - le poussait à refuser l'idée qu'on puisse être changé par quelqu'un d'autre, comme les saisons plient la nature à leurs humeurs changeantes. Comment pouvait-il en revenir au printemps, s'il se sentait bien en hiver ? Et pourquoi quelqu'un d'autre aurait-il désiré le changer lui ?

Peut-être était-ce là sa véritable crainte. Que personne ne veuille jamais faire trembler ses fondations.

L'idée, dérangeante, fut rejetée et enfouie dans le subconscient dont elle était venue. Il avait choisi tout cela. Et il n'était pas sain d'être changé par quelqu'un d'autre. On était jamais que soi.

La réponse de son grand-père le tendit. Ainsi donc, lui aussi avait régné. Serait-il donc le seul à ne jamais accéder au pouvoir ? A ne pas savoir comment s'imposer ?

En avait-il jamais eu vraiment envie ?

La nature était resplendissante. Il sentit le soleil glisser sur son dos. De loin, ils devaient avoir l'air tellement similaires. Deux grandes silhouettes noires.

" Est-il important d'être dominant ? "

Shiro remâcha quelque chose qui se coinça dans sa gorge, refusant de rejoindre les tréfonds.

Était-il né... Avec une difformité ?

La difformité s'était-elle cachée dans l'esprit, profondément enfouie, là où l'anormalité avait choisi de s'étaler sur le corps blanc de Kuro ? Était-il la vraie vermine ?

Aurait-il fallu échanger corps et esprit ? Qu'il donne sa couleur à son frère, afin que l'on allie la bonne nuance au bon esprit ?

Les étalons étaient faits pour dominer. Et pourtant, il aurait fait un piètre leader...

Coeur Noir avait eu la politesse d'admettre que l'envie manquait chez certains. Qu'il y avait une différence entre celui qui se juchait sur le trône et celui qui s'asseyait à ses pieds.

Shiro s'arrêta. Au loin, un troupeau de bisons, des mères accompagnées de leurs petits, paissait paisiblement. Ils levèrent la tête, les jaugèrent, puis en vinrent à la conclusion que les deux frisons ne représentaient aucun danger.

Un des petits soutint le regard de Shiro plus longtemps, comme défiant. Un futur leader, lui aussi ?

Il faillit rire. Il ne s'était jamais battu de sa vie. Il ne savait pas ce que ça faisait, d'avoir mal.

Shiro corrigea son grand-père et mit du sel sur ses propres plaies :

" C'est Kuro, mon frère, qui a de l'ambition. Il veut reprendre les terres Orphelines. Je ne suis pas fait pour dominer. Mon pè-... Sorrow me l'a dit."

Une autre question.

" Tu pensais que Sorrow pourrait devenir dominant, lorsqu'il était petit ? "

L'enfance de son père était bien mystérieuse, bien que l'idée de le connaître voire de le comprendre plus soit bizarrement gênante.

Personne ne dirait ça à son propre fils.

De toutes les choses que Sorrow avaient pu lui dire, celle-là était devenue banale, comme le chant d'un oiseau que l'on entend en ouvrant l'oeil chaque matin. Il avait eu ses soubresauts de rébellion, bien sûr, et ses moments de doute, mais jamais il n'avait vraiment songé à penser que son père ait pu avoir tort lorsque cette affirmation lui permettait de mener sa vie comme il l'entendait réellement, loin des responsabilités de l'âge adulte et des autres qu'il n'aurait jamais eu, de toute façon, l'envie de protéger.

Aurait-il dit ce genre de choses à son propre enfant ?

Il n'en voulait pas. N'avait même jamais pensé à en avoir. Et si un jour il advenait qu'un être respire de par sa faute, il n'aurait aucun fief à lui léguer, aucun idéal à lui offrir. Sorrow n'avait eu que faire du fait qu'il était un piètre père ; Shiro n'avait que faire de ce rôle encombrant.

Etait-ce des regrets, ou de l'amertume, ce qui sortait des lèvres de son grand-père ? Shiro ne prétendait pas connaître les humeurs parfois volatiles de son géniteur, mais il doutait que ce dernier ait très envie d'emmitoufler Coeur Noir une dernière fois dans les langes qui l'avaient étouffé.

" Mon père... " entama-t-il, ne sachant pas vraiment ce qu'il voulait dire, " ... Mon père est haï de mon frère, comme mon père te hais toi. "

Il choisit de laisser tomber le sujet sur ces quelques mots sinistres. Cela ne le concernait pas. Il n'avait pas revu Sorrow récemment. N'avait pas revu Kuro depuis l'enfance. Il était cependant intéressant de constater que le désamour descendait de génération en génération, comme une tare distinctive.

Coeur Noir s'était immobilisé. Shiro contempla le troupeau de bisons.

" Si je ne deviens pas dominant, que puis-je faire de ma vie ? "

La question paraissait philosophique et personnelle : elle n'était en réalité là que pour combler le silence. Il n'écoutait jamais les conseils des autres, à moins que ces derniers aient été trop perturbants. Et il ne voulait rien "faire" de son existence. C'était une formule creuse.  

L'un des bisonneaux en chargeait un autre, simulacre de combat et simulacre de jeu, le genre de chose qu'il n'avait jamais vraiment connu, trop occupé à fuir son frère et le sein de sa mère pour prouver il ne savait trop quoi. Kuro n'aurait de toute façon certainement pas aimer se battre (god, il avait été parfois tellement ennuyeux) mais il ne pouvait rien dire d'un Kuro adulte et ne pouvait rien dire d'un Shiro enfant, deux entités disjointes coexistant dans un univers dont il n'avait pas la clé rouillée pour une serrure gloutonne.

" Non. "

Il était au-dessus de la haine, trop bas pour la rancœur, trop apathique pour avoir ce penchant que possédaient pourtant son frère et son père. Si on l'avait vraiment voulu, on aurait pu le pousser à penser à sa mère qui avait été quittée puis laissée. Peut-être tenait-il son destin d'elle mais c'était Mune qui croyait au destin et lui ne croyait à rien, pas à l'instant, pas même aux mots qui sortaient de la bouche de Coeur Noir et qui creusaient encore un peu plus le gouffre entre lui et l'existence normale passée sur un gazon synthétique.

Il ne se plaisait que dans la déliquescence. Des choses que tu aimes ? Qu'aimais-t-il ?

La mention du voyage aurait pu rompre son œsophage de rire mais ce dernier resta interne, une hyène coincée dans la gorge qui en a dévoré le chat.

" Comment as-tu séduit tant de juments ? "

Ce serait sa dernière question. La dernière pensée abrupte qui le traversait alors qu'il avait évoqué les choses qu'on aime. Shiro n'était pas sûr de vouloir aimer mais il pensait quand même. Seuls les idiots pensent que le cerveau n'a rien à voir dans les affaires du coeur : il passe tous les mots doux, toutes les idéalisations au parfum d'ammoniaque, tout ce qui fait succomber jusqu'à ce qu'enfin le réveil ne matraque en disant que l'amour est entré et qu'il ne souhaite pas sortir.

Il songeait à Mune. C'était facile, de songer à elle à cet instant, d'invoquer son souvenir conservé dans la glace d'un instant éphémère, prêt à fondre lorsqu'il en aurait la conviction et la certitude qu'il n'avait pas d'importance pour un être, ne pouvait avoir d'importance, comme un meuble dans une maison abandonnée n'a pas d'importance parce qu'il n'est pas utile.

Le charme. C'était presque désuet. Et complètement différent de ce qu'il était lui, incapable de montrer une façade enjolivée, toujours à dresser sa maison délabrée. Il se demanda s'il aurait fait un bon compagnon pour une jument ambitieuse, laissant les rennes à l'autre pendant d'un tout fragile, mais se ne fut qu'une pensée éphémère, irréaliste. Il n'était pas attiré par les juments ambitieuses. Il se demandait même si elles ne le dégoûtaient pas un peu. Son ego n'aurait pas supporté, de toute façon. Et la notion de partage avait toujours été, avec lui, difficile, sauf lorsqu'il avait s'agit de rester dans le même ventre.

Il n'avait pas non plus de grande affection pour les casanovas. Il n'aurait pas affirmé que Sorrow en avait été un, mais il y avait définitivement eu une soif d'amour, un besoin d'être avec l'autre qui avait peut-être partiellement contribué à son propre besoin de s'emmurer dans la solitude. Il n'aimait pas être dans le besoin.

" Je m'en vais. Adieu, Coeur Noir. "

Sur ce salut bref, il prit le trot et descendit dans la vallée, interrompant les jeux des jeunes bisons.