Entraves

L'oiseau poussa un premier appel inquisiteur.

Shiro leva la tête. Le feuillage des quelques arbres agglutinés était trop épais pour apercevoir cet oeil vif, ce bec encore entrouvert sur le prochain chant interrogatif. La saison des amours était-elle finie ? S'agissait-il d'un retardataire appelant l'amour dans l'été mourant ? Il était peut-être plus facile d'aimer lorsque l'on sentait venir la mort, tonnante et trébuchante, qui passait dans la plaine et fauchait l'herbe verte de sa faux, dégarnissait les arbres et les laissait secs, échevelés, maussades mais maintenus en vie par la promesse du renouveau.

L'oiseau chanta à nouveau.

Shiro s'écarta, secoua sa tête comme pour en faire sauter les notes. Il fit quelques pas dans l'herbe encore rutilante de santé, que paissait paisiblement ce troupeau de bisons dont il suivait plus ou moins les pérégrinations. Les jeunes faisaient la sieste au côté de leurs mères, dont les yeux luisaient d'inintelligence et parfois de méfiance, posés sur cet étrange oiseau ni charognard ni migrateur qui errait alentour, broutait lui aussi. Il ne donnait pas cher de sa peau si l'une d'entre elles était piquée par la mauvaise mouche et se jetait sur lui.

L'oiseau ouvrit la bouche, bomba le torse...

Son chant fut recouvert par le rideau de pluie froide qui s'abattit avec soudaineté sur terre, comme un avertissement subit, un sanglot brusque d'une Alice démesurément agrandie et qui menace d'engloutir le monde merveilleux dans lequel elle a mis le pied.

Pendaient à ses cils plusieurs perles humides qu'il écrasa contre ses joues, prenant le trot en direction des arbres. Les bisons levèrent la tête, placides, quelques brins d'herbe encore en bouche. Où allait l'intrus ?

Sous l'arbre le dormeur du val ; ou presque. La mort n'a pas fait tressauter ce corps jusqu'à ce qu'il s'immobilise, et au lieu de le découvrir percé de deux trous il n'en constate qu'un, béant là où l'oeil devrait se trouver. Comment dort-on sans paupière pour rabattre la réalité et inviter le songe ?

Shiro s'ébroua. De l'eau tomba sur le cheval blanc.

Le trou n'indique pas le sommeil et n'indique pas le réveil. Tout au plus enterre-t-il déjà à moitié l'étalon dans une mort, une paralysie avant le véritable trépas. Le corps qui se lève est vivant et indique quant à lui que la pluie a fait effet, bien que Shiro ait été un mauvais nuage. L'animal dévoile un oeil jaune qu'il contemple pensivement, impassible, se demandant pourquoi certains ont droit à l'anomalie tandis que d'autres, comme lui, naissent noirs avec des yeux sombres. Fifa avait été crème, mais Fifa avait eu des yeux bleus et son visage s'était dilué dans son esprit, son expression figée dans l'écorce torturée des arbres du verger et dans ce bref instant durant lequel il l'avait aperçue sur la plage.

Il avait mieux vu Mune, mais il semblait la voir parfois même lorsqu'elle n'était pas devant lui. Mune avait un poil plus sombre que ce blanc, n'avait pas des yeux mordorés, mais Mune avait ses oreilles, portait elle-aussi une marque distinctive. Shiro aurait été prêt à caser les gens ainsi, entre les bizarreries qu'il ne pouvait fréquenter et les habituels visages qu'il pouvait contempler brièvement, mais cela aurait peut-être été trop simple, trop semblable à ce qu'aurait pu faire son père.

Oui ?

Le ton est plat. Shiro a de l'eau qui lui pend au nez. Il ne sait pas ce que oui veut dire. Pas le oui ? Oui ? Non. Non ? Dialogue de sourd, mais l'autre est borgne. Au loin un bisonneau se relève, encore maladroit sur ses échasses, importuné par l'averse.

" Je m'abrite, " répond-il finalement, une évidence. " Je n'avais pas vu. Désolé. "

Lui a deux yeux, mais ils sont rarement tournés vers les autres.

Il y aura un arc en ciel. Il y aura un arc en ciel parce que le soleil insiste entre les nuages, dardant un rayon blanchâtre sur l'herbe, illuminant cette dernière. Derrière les fenêtres poussiéreuses, les arc en ciels prennent toujours des couleurs d'espoir. Il n'a rien contre eux, bizarrement, alors qu'il a souvent quelque chose contre tout. Shiro bat des cils. L'inconnu mange.

Il semble prudent, son oeil unique toujours posé sur lui. Shiro n'a plus faim. Il s'est gavé ces derniers jours, comme préparant une hibernation à laquelle il n'aura pas droit. L'herbe mouillée pèserait de toute façon dans son estomac.

Autrefois la maison hantée avait été cerclée par les fleurs et les plantes grimpantes. Il n'avait jamais osé goûter les charbons. Seul un véritable martyr voudrait s'écorcher la langue.

L'autre semble douter d'avoir rencontré une femelle. Shiro baisse les yeux sur lui. Il parle de dieux. Le souvenir de Maha lui revient à l'esprit, acide comme un abricot trop dur, et il mâche ses mots à défaut de mâcher, comme le fait l'autre, de l'herbe.

" Elle ne vous a pas menti. Mais ces terres-là ne sont sous la domination de rien, ou personne. Seules les terres dominées ont leurs dieux, auxquels vous n'avez à vouer aucun culte. Ils ne réclament que votre subordination... Et vous enverrons visiter les enfers si vous la leur refusez. "

Une exhalation froide.

" Je ne peux pas vous dire à quoi ils ressemblent. Encore une fois, je ne les ai pas vus. "

L'humour est presque inconscient mais pique quand même le silence.

" La clairvoyance est une qualité plus qu'une capacité, " grimaça-t-il à moitié, sans véritablement tenter de prétendre que sa myopie lui faisait de la peine.

Les couleurs apparurent et formèrent leur arc dans le ciel, un dos rond mais pas hérissé qu'il regarda avec un certain plaisir, satisfait d'avoir droit à ce spectacle. La pluie s'espaçait elle-aussi peu à peu, laissant derrière elle une voûte céleste d'un bleu plus sombre que d'ordinaire et une lueur vive qui illuminait les dernières fleurs. Une goutte d'eau, pendue à une feuille, lui tomba sur le front. Il fit un pas de côté.

Ses yeux retombèrent sur le crème, qu'il dévisagea. Il ne connaissait pas même son nom, et voilà qu'un autre tombait de sa bouche, inattendu. Le noir passa de la surprise à la méfiance. La suspicion était elle-aussi marquée sur les traits de son interlocuteur. Qu'avait fait sa demi-soeur, qu'il avait rencontré plus que connu ? Avait-elle réussi à avoir sa vengeance ? Elle n'était pas devenue dominante des terres Trompeuses, cela il en était certain. Etait-elle menacée après avoir passé à l'acte ?

L'autre était-il assez costaud pour s'en prendre à elle ? Il ne l'avait pas vue depuis tellement longtemps... Et pourquoi cela l'intéressait-il ? La fillette aurait-elle eu raison ? Accordait-il trop d'importance à sa famille ? Non, pas lui. Et pourtant, les intérêts de sa soeur lui tenaient brutalement à coeur. Elle était cet étrange pont, cet étrange arc-en-ciel, qui le liait encore à son père et à Kuro, qu'elle avait rencontré adulte... Pas comme lui.

" Que lui voulez-vous ? Qu'est-ce qu'elle a fait ? " demanda-t-il, avant de rajouter, distraitement : " La grande plaine illuminée, terres du... Nord. "

La géographie n'était pas son fort, lui qui n'avait presque connu que les terres Orphelines.

Qu'avait donc sa famille, ces derniers temps ? Elle semblait être dans toutes les bouches, et surtout dans celles qui auraient dû être désintéressées. Il aurait presque pu soupçonner quelque chose, si son scepticisme naturel ne l'avait pas poussé à considérer avec assez peu de conviction les théories les plus farfelues. Les choses bêtes et méchantes avaient plus de chance d'exister que les complots compliqués fomentés par le manque de sommeil et les coïncidences épineuses.

Ainsi donc, elle avait fait quelque chose. Shiro songea à sa victime supposée, mais ne put ressentir aucune véritable émotion. Ocëan Pearl était une entité abstraite, comme l'une de ces statues évoquant un personnage célèbre et dont l'on ne peut deviner la chair sous le granit.

L'autre précisa ses intentions et Shiro sentit son mal de tête revenir. S'il avait pu se pincer la chair molle et pliable entre des sourcils qu'il ne possédait pas il l'aurait fait, les yeux fermés. Il connaissait peu Hyuna', mais l'idée paraissait plausible...

Qu'est-ce que cela voulait dire, passer une nuit ensemble ? Elle l'avait après tout abordé en parlant d'associations aux implications passablement douteuses, ce qui l'avait presque étouffé avec sa propre langue, les maladresse platoniques n'étant pas complètement hors de sa portée...

Etait-ce la nuit froide que l'on passe aux côtés d'un corps chaud que l'on ne souhaite pas quitter le lendemain ? Etait-ce Mune ?

Qu'avait été la nuit avec Mune ?

Il ferma les yeux et tenta d'oublier son nom.

" Passé une partie de la nuit ensemble, " répéta-t-il, avant de laisser s'échapper un rire un peu nerveux, " Je vois... "

Il rouvrit les yeux, dévisagea le grand blanc. Représentait-il un danger ? Il lui manquait un oeil. Comme un drôle de corsaire.

Un corsaire numéraire au nom incongru.

" Pourquoi un  numéro ? " déblatéra-t-il, sans penser, " Je suis Shiro. Hyuna' est ma demi-soeur... "

Le pied de l'arc-en-ciel.

" Peut-être le trouveriez vous mieux avec un oeil de plus. "

Drôle de question. Drôle de question qui le dépasse un peu. Il pourrait concevoir de la honte, mais cela lui demande un effort contre nature. Il n'a pas honte d'avoir peu d'expérience, mais il est plus facile d'être orgueilleux lorsque l'on s'est convaincu seul, sans le regard d'un autre, sans le sourire narquois qui orne ce visage blanc. Shiro cille et puis prend le pas.

La vallée est largement ouverte. Elle invite presque. Il n'est pas attaché à cet endroit mais sa placide normalité repose son esprit lassé et battu par les souvenirs. Il n'a rien à rechercher de complexe, pas de menace à deviner dans la pénombre : c'est un immense pré qu'il partage avec les bisons, qui réfléchit assez peu et se laisse aller aux chants de la nature.

L'oiseau reprend ce qu'il avait interrompu. Insiste.

Sa question ne connaît pas de réponse. Il n'est pas curieux, et ne tient pas rigueur de ceux qui refusent de se dévoiler, puisqu'il en fait souvent partie. Il ne sait pas même pourquoi il marche avec cet étalon, sait simplement que cela lui paraît naturel à l'instant. Depuis Coeur Noir il n'a parlé à personne, et si s'enliser dans le silence ne l'a jamais dérangé, peut-être existe-t-il quelques sujets qui le tracassent. Comme ceux qu'il a abordé avec son grand père.

Comme Mune.

Il secoue la tête en même temps que le blanc.

Leur quête est insensée mais il s'en contentera. Il est parfois traversé de quelques élans lyriques qui l'amènent à comprendre pourquoi on voudrait trouver la source d'un arc en ciel. Si le jour était plus mauvais, voilà longtemps qu'il aurait disparu pour ruminer une rancoeur quelconque.

Il hésite.

" J'ai déjà dormi avec quelqu'un... "

Il ralentit. L'arc en ciel est englouti par un attroupement d'arbres et il doit les contourner pour retrouver sa trace. Les bisons les observent.

" Ne me dîtes pas que vous avez mis ma soeur en cloque ! " s'insurgea-t-il tout à coup, comme frappé par une révélation. Distrait par sa propre nuit peu torride, il en avait oublié l'existence de ce genre de risque. Il n'est pas prêt à être l'oncle de qui que ce soit. Non pas que Hyuna' l'ait voulu...

L'avait-il touchée, lui ? Avait-il seulement besoin de toucher la chair ? Mune le brûlait comme un froid qui a menacé de vous arracher les doigts, de les faire tomber jusqu'à ce qu'il ne reste que le moignon d'un amour, le souvenir d'une affection brève que l'on a enterré sous la banquise. Il se souvenait de ce silence lourd et du son de sa voix, se souvenait de ses yeux et de la forme de ses oreilles, mais il ne savait pas s'il l'avait vraiment touchée. Il ne l'avait que brièvement revue alors qu'un tsunami fonçait sur eux. C'était soit un sarcasme du destin particulièrement aigre ou un avertissement funeste.

Il ne donnait pas aux choses le sens qu'elles voulaient absolument avoir, aussi se contenterait-il de savoir que Mune existait, satellite orbitant comme ses autres préoccupation autour de son esprit en appesanteur. La maison hantée revenait toujours lorsqu'il pensait à la jument baie, comme une femme blessée dont les poches débordent de clichés et de vieux rires, sauf qu'il n'avait jamais ri en sa présence, n'avait jamais eu de quoi rire avachi dans la poussière. On pouvait aimer des choses qui ne vous apportaient pas le bonheur. Et comme il avait peur, peur, peur du bonheur comme les autres le connaissent, peur de sa disparition furtive.

L'autre venait d'arriver. Il parla d'un naufrage. Shiro s'arrêta et le contempla. En revint à cet orbite. Il allait poser une question lorsqu'Aléas surgit - ils auraient finalement trouvé cet arc-en-ciel en fuite - avec une énigme. Il l'avait déjà rencontré mais avait oublié de le mentionner à son compagnon.

Shiro pencha la tête sur le côté avant de regarder No. Thirteen.

" Voilà à quoi ressemble l'un des dieux, " dit-il, " Il ne ment pas. "

Il se demanda si l'autre irait en enfer. Lui-même ne trouvait pas la réponse. Il aurait été emporté s'il avait été visé. Qu'aurait-il ressenti ? Il n'arrivait pas à imaginer les boyaux souterrains de la mort.

No. Thirteen trouva la réponse et ne se condamna pas à un séjour prématuré dans les abysses. Aléas, toujours aussi peu prévenant envers les êtres qui n'étaient pas ses potentielles victimes, s'évanouit comme un mauvais trip coloré, une chenille d'Alice se trouvant soudain des ailes de papillons. Shiro cilla, inspira profondément l'air rafraîchi par l'averse. Ses yeux se reposèrent sur le crème borgne.

" Bravo, " lâcha-t-il, impassible.

Il lui semblait qu'un mouvement brusque aurait pu enclencher un mécanisme invisible chez son interlocuteur ; un soubresaut soudain des rouages qui muerait un monstre tapi dans la pénombre. Les pensées de Shiro en revinrent au naufrage. Il n'avait jamais connu ce genre d'événement. Son seul sursaut psychologique avait été rencontré dans une cage à escalier. Querouane disparaissant sous la pluie.

Pleuvait-il, ce jour là ?

L'arc-en-ciel s'édulcorait à vue d'oeil. Derrière No. Thirteen, les bisons paissaient de nouveau, le pelage alourdi par les gouttes qu'ils n'avaient pas cherché à fuir. Lui-même sentait rouler sur sa peau quelques larmes célestes égarées.

" Un cargo, " répéta-t-il. Ca ne ressemblait même pas à une question. Son esprit avait du mal à s'emparer de l'image. Comment flotte-t-on sans savoir où l'on va ? Lui divaguait depuis des mois, mais savait pour quelle raison. Sait-on pourquoi on est là, lorsque l'on se trouve au beau milieu d'une tempête ?

Il grimaça. Mille pensées obscures le traversaient en empruntant mille voix différentes. Il aurait voulu démentir, condamner, approuver, confirmer, faire tout cela à la fois. Il songeait à Mune. Son expression se perdit et ne trouva pas le chemin du retour, tombant progressivement dans une sorte de mélancolie maladive et épuisée. Il aurait bien volé la place du crème qui retournait dormir, mais il n'était pas complètement inconscient.

Il se demanda si Hyuna' aussi lui trouvait quelque chose, puis en vint à la conclusion que ce que Hyuna' ressentait ne le concernait en rien.

Il aurait bien aimé ne pas être concerné par ce qu'il ressentait lui-même.

Un élan. Il aurait voulu rentrer chez lui pour réfléchir. Mais il n'avait nul part. Pas d'ailleurs. Pas d'ici.

" Bonne chance, alors, " ironisa-t-il, un murmure grinçant, la grimace toujours barrée sur sa figure.

Shiro fit volte-face, dévisagea les bisons, puis prit le trot pour s'enfoncer dans la vallée, poursuivi par son ombre.