Spinario [PV]

Spinario

Certains territoires laissaient la sensation de ne pas se dévoiler entièrement, comme si, pudiques, il avait fallu prendre le temps de les séduire. Blake ne se considérait pas comme un impatient ; il savait mener un siège, qu'il ait s'agit de s'abattre ou de s'alanguir au pied des tours. Mais il n'avait pas le loisir d'apprivoiser les terres dominées, de les assouplir sous une paume caressante jusqu'à ce qu'elles se dénudent. Elles ne lui appartenaient pas, et il n'avait pas le loisir de s'y attarder. Certains territoires lui avaient laissé pour cette raison un goût d'inachevé, comme la montagne sacrée, le ruisseau sans fond, ou encore celui-ci, qu'il sondait d'un regard curieux.

Les choses semblaient souvent se cacher dans les profondeurs : les grottes et les dédales creusant la montagne, les étincelles brillant au fond de l'eau, le silence pénétrant de ce qui aurait pu être des gorges.

L'endroit était un fatras plus qu'un ensemble, une accumulation de différentes choses qui formaient le corps immobile d'un monstre griffu. Les ronces rampaient au sol, plongeaient dans le vide, suspendaient des passages au-dessus de ce dernier. On pouvait bien deviner que quelque chose de plus intéressant, de moins pointu, se dissimulait quelque part. Mais il doutait de pouvoir le trouver aujourd'hui.

Fort heureusement, le ciel ne se couvrait pas de la nuance morne du sol. Le soleil brillait fièrement au milieu de quelques nuages, déposé sur son trône par un printemps radieux. Il éclairait les différents recoins de l'endroit, permettait parfois de déceler les faiblesses du terrain. Ce dernier était traître, et Blake manqua plus d'une fois de trébucher, accroché par une ronce. Il pinça des lèvres. Il avait reproché aux terres Orphelines leur allure un peu maussade, mais il fallait admettre que cet endroit non plus ne possédait pas grand charme. Encore une fois, il songea au fait qu'il aurait pu être exploité pour châtier un impudent. Précipiter quelqu'un dans l'une des pentes particulièrement raides, au beau milieu des ronces, aurait permis de facilement sans débarrasser...

Le pie détacha son attention de cette éventualité pour mieux contempler un arbrisseau incongru. Il dégageait une odeur particulière, qui flottait beaucoup sur les terres Trompeuses. Tendant la langue prudemment, il effleura une feuille : du thé.

Une vive douleur le fit grimacer. Blake baissa les yeux et réalisa qu'une autre ronce tentait de l'enlacer. Il parvint à s'en détacher à force de la secouer, mais elle lui laissa une épine, profondément fichée dans la chair, et les larmes rouges qui accompagnaient toujours ce genre de dard. Le pie retint un soupir. Plus petit, il aurait profité de cette blessure pour attendrir le premier venu. Jeune adulte maintenant, elle n'était plus une excuse, mais une faiblesse.

Il déverse des litres de sang dans la gueule béante de la Vallée de Ronces mais les épines qui ont transpercé son corps musculeux se sont depuis longtemps effondrées à ses pieds. L’échine courbée, elles ont succombé au poids de l’étalon lorsqu’il les a piétinées. Sa robe crème est striée de sang tandis qu’il s’enfonce entre les ronces et il ronfle des naseaux, ennuyé par ce territoire qui refuse de l’accepter comme faisant partie du paysage.

No. Thirteen bondit par-dessus un buisson particulièrement bien fourni et manque de percuter l’équidé qu’il cachait. Il s’agit d’un jeune étalon pie, dont la robe bicolore se confond avec les ombres envahissantes qui font régner la pénombre dans l’étendue épineuse. Mais déjà, le soleil perce à travers la végétation et illumine l’inconnu aux traits étrangement familiers.

- Pardon, marmonne le crème.

Parler lui apporte l’effluve méconnue mais pas tout à fait inconnue de l’entier et il plisse son œil mordoré en cherchant à situer le pie, lui cachant encore la vue de son œil arraché. La cavité évidée n’a pas d’intérêt quand c’est lui qui vient de bousculer son interlocuteur, provoquant une conversation impromptue.

- Excusez-moi, nous sommes nous déjà rencontrés ? Vous me rappelez…

Il ne termine pas sa phrase, perplexe.

Blake eut un mouvement de recul. L'intrus qui venait de surgir était d'un blanc particulièrement saisissant dans ce royaume d'ombres. Il se demanda pourquoi et comment il ne l'avait pas entendu venir, s'en voulut même. Ses yeux glissèrent sur les alentours, comme pour vérifier qu'ils ne cachaient pas d'autre surprise immaculée. Mais ils demeurèrent sombres, épineux, parfois secoués par les petites créatures qui se faufilaient si facilement entre les racines.

Une odeur ferreuse imprégnait l'atmosphère. Blake regarda l'inconnu, réalisa qu'elle venait de son corps. Il était couvert de sang. Son expression resta lisse, impassible, alors qu'il tentait de deviner si cela avait pu être provoqué par un prédateur, un ennemi, ou s'il s'agissait seulement de l'oeuvre des environs. Les striures, la quantité non négligeable mais pas inquiétante de rouge versé, le tendirent plutôt vers la dernière des options.

Il s'appuya un peu fort sur son propre sabot blessé et sentit plus qu'il ne permit à sa lèvre de tressauter, quittant des yeux son interlocuteur pour observer l'épine.

" Ce n'est pas grave, " affirma-t-il en redressant la tête, un petit sourire rassurant aux lèvres.

Un œil mordoré le dévisageait. Blake sentit qu'il cherchait à reposer sur son interlocuteur un contexte. La douleur, même si elle était vivable, le ralentissait. Lorsque l'autre parla, les éléments lui revinrent enfin en tête. Mais était-il borgne... ?

Blake étira une jambe mais ne tenta pas de le contourner pour vérifier. L'autre était plus âgé, plus grand, plus musculeux. Derrière le fer et l'acier se cachait aussi l'odeur des terres trompeuses et d'elles seules, aussi devinait-il qu'il devait faire partie du troupeau. Sa mère lui avait affirmé que No. Thirteen souhaitait en rejoindre un ; l'avait-il fait ? Et avait-il porté son choix sur celles-ci ?

Il sourit.

" Je ne fais que deviner, mais il est possible que je vous rappelle Hyuna'. C'est ma mère. Seriez-vous No. Thirteen ? Ou plutôt... Le sublime étalon crémeux ? " reprit-il, singeant ses propos sans moquerie, mais avec une certaine taquinerie.

L’étalon pie est surpris, son geste de recul l’a trahi. Mais No. Thirteen n’a pas intérêt à tenter de l’intimider aussi recule-t-il lui aussi d’un pas afin de ne pas envahir l’espace personnel de l’inconnu. Il cligne de l’œil tandis que son interlocuteur le dévisage sans réelle discrétion mais le crème veut bien admettre qu’il offre probablement une vision d’horreur digne des étranges évènements qui ont eu lieu sur l'île la veille de la Toussaint.

Une discrète grimace de l’autre entier le fait baisser les yeux sur le sabot qui semble lui faire de la peine et l’étalon borgne contemple l’épine sans gêne. Peut-être lui proposera-t-il son aide, si l’air de famille que le plus jeune partage avec il ne sait qui ne lui donne pas envie de tourner les talons. Qui sait, il pourrait s’agir d’un rejeton d’Ace of Hearts, il est pie aussi après tout. Mais No. Thirteen en doute, car le pie noir n’a pas pris offense de leur bousculade.

Soudain, la lumière se fait dans son esprit comme elle s’infiltre dans la clairière épineuse, inopinée. Il ne s’y attendait pas et un sourire désabusé soulève ses lèvres rosées tandis que l’étalon crème passe en revue l’individu face à lui. Blake, l’aîné. Hyuna’ l’a mentionné mais ne lui a jamais demandé de s’en préoccuper. Il décide donc de ne pas donner de traitement de faveur au demi-frère de sa fille à naître, répliquant simplement.

- Voilà qui est plus flatteur que les différents surnoms qu’elle a pu me donner.

Les liens qui unissent mère et fils sont évidents dans la façon qu’a le pie d’imiter Hyuna’ mais No. Thirteen n’y lit pas de réelle malice. Il ne l’aurait de toute façon pas relevé. Il n’aspire pas à éduquer le fils de Hyuna’ à sa place, pas même à prendre le rôle d’un père dont la jument de nuit ne parle pas. Il jette plutôt un regard vers le ciel, se demandant si le jeune étalon est lui aussi accompagné d’un volatile.
Cela ne semble pas être le cas.

- Tu es sûrement son fils aîné. Blake ?

Il ne savait pas exactement quel lien unissait sa mère à cet étalon. Une affection évidente avait imprégné sa voix lorsqu'elle l'avait mentionné, lui et leur alliance. Il ne l'avait pas fait souffrir, il ne l'avait pas blessée, il ne l'avait pas forcée. Mais pouvait-on affirmer qu'ils formaient là une paire, ou le couplage était-il moins orthodoxe ? Il n'avait en tout cas pas rejoint les terres Orphelines pour être aux côtés de Hyuna', qui aurait bien eu besoin d'une ombre protectrice. Elle ne l'aurait peut-être pas accepté. Blake, lui, ne pouvait prendre ce rôle. Et il n'était pas non plus prêt à sacrifier Knight, qui était de toute façon trop jeune.

Des surnoms. Voilà qui était encore une marque d'affection évidente.

" Elle vous aime beaucoup, " dit-il finalement.

L'autre le regardait. Peut-être cherchait-il sa mère sur son corps. Il avait les balzanes, mais certaines buvaient dans ses tâches. La pelote, mais une bavure trempait aussi dans ses naseaux. Et il empruntait beaucoup à quelqu'un d'autre.

Kuro lui avait dit qu'il était le portrait craché de sa mère à son âge. Il aurait aimé le croire. Mais il avait vu Mordrake.

No. Thirteen leva la tête. Blake n'avait affaire qu'à son œil mordoré, un peu intense. Il ignorait comment il avait perdu l'autre. Était-il un guerrier, ou un mercenaire ? Il le tutoyait, mais il était trop jeune pour lui rendre la pareille. Et il connaissait son nom. Qu'avait dévoilé sa mère ? Elle n'était pas du genre à s'épancher sur eux, ne serait-ce que pour les protéger. Sûrement peu.

" Mon frère cadet n'a pas encore rejoint l'île, " confirma-t-il en faisant un pas vers l'arbrisseau odorant, dont les effluves lui permettaient d'oublier la douleur.

Le soleil devenait presque insistant. Il éclairait divers petits sentiers qu'il n'avait pas vu tout à l'heure.

" Vous faîtes partie des terres trompeuses ? "

No. Thirteen ne se pose pas beaucoup de questions. Sa relation avec Hyuna’ est. Tel est écrit son destin sur cet île. Rejoindre les Terres Trompeuses car elles suscitent en lui une excitation qui génère un goût ferreux sur sa langue. Concevoir une fille avec la belle jument de nuit car elle promet de ne pas l’entraver comme les humains l’ont fait.

Les habitants de l’île sont trop hâtifs, ils jugent et s’offusquent vite de paroles qu’ils ont eux-mêmes mis dans la bouche de leur interlocuteur. Mais l’étalon borgne ne cherche pas de réponses aux questions que posent les équidés par leur seule existence. Il ose croire qu’Aléas est le seul à avoir ce droit et reconnaît la suprématie des dieux de l’île, dont il ne veut pas s’attirer les foudres.

- C’est un privilège à la hauteur duquel je tâche de me montrer.

Les mots sont légers dans sa bouche et il n’éprouve pas le besoin de les broyer entre ses dents. Il respecte Hyuna’ et aspire à ne pas la décevoir. Elle a placé des espoirs certains en lui, il ne peut pas lui faire l’affront de l’aimer comme la plupart des êtres s’aiment : sans une once de respect. L’adoration qu’ils confondent avec ce sentiment a tôt fait de s’étioler.

Le crème tourne lentement la tête, considérant les paroles de Blake. Le cadet de Hyuna’ manque encore à l’appel. Il pense à la fille qui ne tardera pas à rejoindre le tableau inhabituel que la jument peint. Peut-être accordera-il un peu plus d’attention à son environnement, au cas où il viendrait à croiser le dernier membre de cette famille peu conventionnelle.

- Oui. Leur dominant est… atypique. Cyrius, tu l'as peut-être déjà rencontré.

Il arrache à Blake la vue de son profil crevé par la violence des hommes et lui adresse un nouveau regard doré. Le soleil le fait briller d’un intérêt que No. Thirten n’éprouve pas vraiment, mais le jeune mâle est cordial et assez plaisant pour passer un peu de temps en sa compagnie. Il pourrait lui demander comment Hyuna’ se porte, mais l’entier ne l’a que brièvement délaissée.

Il ne l’a pas quittée du regard pendant la gestation, quand bien même il l’a volontiers laissée vaquer à ses occupations et n’a pas chercher à envahir son intimité. Il ne sait pas vraiment avec qui elle a conversé, ni ce qu’elle a fait ces derniers mois, mais il sait par où elle est passée et saura la trouver lorsqu’il saura temps de rencontrer leur progéniture.

- As-tu rejoint un territoire à ton arrivée ?

Il en doute, mais cela fait un sujet de conversation suffisant. Il ne lui demandera pas ce qu’il attend de lui, ou s’il a des réclamations à faire concernant sa mère. No. Thirteen n’a pas l’intention de s’en s’y plier et doute que Blake s’intéresse à lui s’il n’empiète pas sur sa vie personnelle, ne se préoccupe pas de ce qu’il fait. Leur seul point commun se nomme Hyuna’.

Un privilège. C'était le mot.

Qu'aurait-il pu faire si sa mère s'était attachée à quelqu'un qui ne le méritait pas ? Fort heureusement, elle faisait des choix qui, au premier abord, ne semblaient pas trop problématiques. Ils n'étaient pas idéaux pour lui, mais il n'avait pas été au premier plan lorsqu'elle avait rencontré le crème à l'oeil doré. Il avait au moins l'avantage d'être apparemment fort, capable de défendre Morrigan' si le besoin se faisait sentir. Mais il doutait cependant de pouvoir entretenir de véritables rapports avec lui, ou même de lui accorder une quelconque confiance. Ils ne se lieraient jamais assez pour cela, et le lien de parenté avec sa soeur, qu'il fréquenterait lui-même beaucoup, était trop tenu. Son intérêt était donc principalement de rendre une partie de sa famille heureuse, et de les défendre si le besoin se faisait sentir.

Blake reposa le sabot abîmé en le soulevant de terre. Il avait eu de la chance, ces derniers mois. Aucune blessure. Aucun prédateur, si ce n'était le monstre tapi dans l'usine et qui n'avait pas encore montré de sourire ensanglanté. Seule la forêt d'ombre et de lumière avait présenté un danger tiré tout droit d'un cauchemar, bien que les siens aient souvent été moins imaginatifs et plus réalistes. Quelques pensées filèrent vers Rose Madder, qui avait du grandir elle-aussi et embellir un peu plus.

" Je l'ai croisé mais je ne lui ai pas encore parlé, " dit-il avec un sourire. Atypique. Un mot dans lequel on pouvait ranger tant de choses. " Mais j'ai rencontré sa fille. "

Le pie reporta son attention sur les feuilles de thé. Il en déroba une entre ses dents. La branche plia, fit de la résistance, avant de lui céder son trésor qu'il mâchonna pensivement. Il n'avait pas vraiment d'autre moyen, présentement, de découvrir pourquoi cet arbrisseau était si présent sur ces terres. Il trouva l'expérience plus parfumée que savoureuse.

" Je voulais tous les découvrir avant de faire un choix. Vous pourriez m'aider. Pourquoi avoir choisi celui-là en particulier ? "

Blake s'ébroua, remettant en place quelques crins fugitifs. Sa crinière était lisse, moins fournie que celle de son père. Peut-être avait-il hérité de celle de sa mère. Il avait cependant hâte d'atteindre une carrure qui dépasserait la sienne.

Il fit quelques pas en direction d'un sentir qui descendait vers le bas, prêtant une considération pensive à l'appel du vide. Son oeil glissa cependant sur son interlocuteur, avant de se reporter aux alentours. Lui seul pouvait choisir de se précipiter dans le vide.

Le sang sèche sur sa robe immaculée. Enfin, plus tout à fait. L’étalon ne peut pas le voir mais il est facile d’imaginer les maigres ruisseaux ferreux qui tâchent son poil crème de stries carmin. Une montagne enneigée que le soleil a écorchée de ses rayons ensanglantés par un matin d’été.

Mais ce n’est pas encore l’été et il n’y a pas de ruisseau dans les environs, à sa connaissance. Le borgne se souvient vaguement de la fille dorée de l’étalon cuivré. Elle ne lui a pas fait une bonne impression et il se demande si le sentiment est partagé, s’accordant un peu de curiosité.

- Comment est-elle ? Je ne l’ai que brièvement rencontrée lorsqu’elle était pouliche, je ne connais même pas son nom.

Un sourire sauvage danse brièvement sur ses lèvres. L’insolente prendrait sûrement cela pour un affront et si elle tient de sa mère, il ne doute pas qu’elle déblatérerait les mêmes sottises. Elle ferait probablement les mêmes erreurs aussi. Cela a le mérite de le distraire.

Il observe le jeune étalon dérober quelques feuilles dont il préfère se tenir éloigné. No. Thirteen ne tente pas de dissuader Blake, l’absence d’instinct paternel ou protecteur vis à vis de son territoire lui rappelant douloureusement qu’il n’a jamais connu ses fils, ni la vie sauvage.

Mais cela est sur le point de changer, n’est-ce pas ?

- Mon choix s’est porté sur le dominant en lui-même. Il semblait avoir le plus de potentiel pour que mon adhésion soit sans danger mais… sans risque de m’ennuyer. Le hasard a aussi fait qu’il s’agit du premier territoire que j’ai foulé à mon arrivée.

Il marque une pause, considère longuement le pie face à lui, le laisse s’éloigner sur le sentier sans chercher à le suivre. Finalement, le crème décide de partager un peu plus de ses pensées, ne serait-ce que parce qu’il lui semble important d’être transparent avec Blake.

- Plus qu’à l’attrait du territoire en lui-même, mon conseil serait de veiller à agir dans tes intérêts. Mais je ne doute pas que tu sauras le faire lorsqu’il sera temps pour toi de faire un choix.

Son sourire se fait presque complice tandis qu’il croise le regard de Blake. Son œil mordoré glisse jusqu’à l’épine qui le fait probablement souffrir et il décide de proposer son assistance au jeune mâle avant de s’en aller. Mais peut-être n’est-il pas encore temps de partir...

Blake invoqua le souvenir d'Hallelujah. Elle était la raison qu'il brandirait si quelqu'un lui demandait pourquoi il furetait sur les terres trompeuses et n'était pas convaincu par le besoin de connaître un endroit avant de rejoindre son troupeau. Il avait après tout encore son diadème en sa possession, si elle désirait le récupérer. Certaines personnes étaient changeantes, et elle devait avoir grandi. Qui sait, sa tête était peut-être devenue trop grosse pour la couronne dont il l'avait coiffée.

Il le découvrirait sûrement tôt ou tard. Il aurait été surprenant de ne pas au moins la croiser, si elle refusait de lui accorder son temps. Mais les terres orphelines, elles, avaient bien été vides de tous membres du troupeau, comme s'ils avaient fuit ou l'avaient contemplé, dérobés à sa vue... Il aurait bien aimé pouvoir leur poser des questions, à eux aussi. Mais il avait encore le temps de le faire et de retourner là-bas. Ses visites avaient été assez courtes, si l'on omettait la maison hantée. Il avait assimilé certains aspects, comme le fait que la nuit seyait mieux aux pluies perpétuelles, que le ruisseau pouvait être traversé si on le souhaitait, et que quelque chose se cachait potentiellement en ses profondeurs.

Peu de choses ne cachaient rien dans leurs abîmes.

No. Thirteen arborait un sourire féroce. Il ne semblait pas porter l'isabelle dans son coeur, bien qu'il affirma ne pas la connaître. Peut-être avait elle endossé la réputation de quelqu'un d'autre. Elle avait après tout paru pétrie par des idées qui lui venaient probablement de ses parents.

" Hallelujah. Elle semblait fascinée par la royauté, catégorique dans les jugements qu'elle portait sur les autres, et ignorante de certaines choses que ses parents avaient omis de lui inculquer. "

Blake trouva sa tête un peu légère. Il jeta un regard à l'arbrisseau.

" Savez-vous pourquoi cette plante est si présente sur les terres trompeuses ? "

Le crème lui répondit. Il pesa ses mots. Cyrius n'était pour le moment qu'une silhouette morcelée, amourachée, adulée par la fille qu'il avait croisé. Il avait encore beaucoup de choses à découvrir, mais il lui aurait fallu, pour cela, attirer son attention. La description de No. Thirteen était intrigante. Lui-même n'avait pas envie de s'ennuyer, mais il fallait définir ce qu'était l'ennui, ainsi que ce qui venait l'interrompre.

L'autre intrigue résidait dans le nom de l'étalon qu'il avait en face de lui. Mais c'était trop indiscret pour une première rencontre.

Sur l'île de Sable, il avait toujours employé les numéros pour désigner les encombrants.

" Vous n'avez rencontré aucun des autres membres du troupeau ? "

No. Thirteen le considérait. Blake considérait le vide, laissant à l'autre le temps de décider ce qu'il voulait dire, dévoiler. Lui-même ordonnait ses pensées. La douleur était moins prenante, maintenant, peut-être parce qu'un certain bien être artificiel l'empoignait mollement. Si ce qu'il soupçonnait était en train d'affecter son humeur, il n'en avait pas consommé assez pour tomber dans l'hystérie. Perdre le contrôle était une éventualité qui lui déplaisait particulièrement.

Ses intérêts. Il les avaient toujours en tête.

Le pie adressa à son compagnon un signe de tête respectueux pour lui signifier qu'il l'avait bien entendu. Un sourire retroussa ses propres lèvres à la vue du sien. Ses yeux suivirent ensuite ceux du mâle, descendirent jusqu'à la source du trouble.

" Je ne sais pas comment l'enlever, " admit-il. Il n'avait pas vraiment cherché à le savoir, attendant de déterminer si l'autre choisirait d'aider ou non.

Le crème peine à retenir un rire guttural en hochant la tête. Hallelujah, vraiment ? La mère est donc plus sotte qu’il l’a cru. Mais l’étalon s’en soucie bien peu et se contente de rire de l’échec d’une autre et d’excuser un peu de sa bêtise à la pauvre pouliche. Elle peut blâmer ses parents, pour l’avoir promise à une telle destinée. Une mère avide de pouvoir, qui se laisse aveugler par tout ce qui brille et célèbre ses victoires avant même d’avoir gagné. Cyrius, qui dans tout l’intérêt qu’il représente, ne semble pas en avoir pour les autres… Hallelujah ne serait pas épargnée par l’ironie de son patronyme, songe le borgne.

- Je ne sais point, mais peut-être qu’elle explique l’existence de leur dominant.

L’ombre d’un sourire passe sur les lèvres de No. Thirteen, que la question de Blake a tiré de ses pensées. Il prend le temps d’y penser, revoit ses rencontres sans y trouver la trace d’un Trompeur.

- J’ai rencontré la mère d’Hallelujah mais il me semble qu’elle ne fait plus partie du troupeau. Quant aux autres, cela viendra en temps et en heure.

L’ibérique ne sait pas encore s’il souhaite se mêler aux autres. Il pense à sa fille et décide qu’il est peut-être en effet temps de faire connaissance avec la cour de Cyrius. Il lui faut savoir si Morrigan’ a quelque chose à craindre des Trompeurs. Il sait que par son appartenance aux Orphelins, Hyuna’ lui accorde l’immunité du territoire qui l’a marqué par son humidité. Il a sympathisé avec quelques étalons des Secrets, si le troupeau est à leur image sa fille ne craint rien. Il repense enfin, à Hallelujah. Il ne veut pas qu’elle soit trop proche de sa fille. Si Cyrius promet de le distraire, l’isabelle mettrait sûrement la pouliche en danger. Inutilement.

- Je peux y remédier, lance-t-il à Blake en réponse à sa requête latente.

No. Thirteen s’approche à pas lents, laisse le soleil danser entre les traînées de sang qui strient sa robe habituellement immaculée et daigne à retirer l’épine sans chercher à asserter sa dominance.

- Je suis content de t’avoir rencontré, Blake et j’espère faire la connaissance de ton frère prochainement. Nous nous reverrons bientôt.

L’étalon borgne n’a pas l’intention de laisser le pie sur son chemin et doute que leurs routes se croiseront plus que nécessaire. Il est cependant bon de savoir de qui sa fille sera entourée et de jauger leurs intentions. Il ne lui semble pas que celles du fils aîné soient mauvaises aussi se détourne-t-il du jeune entier sans un regard en arrière. Les affaires de Blake le concernent peu, pour le moment et il ne doute pas que le pie saura le trouver si le besoin s’en fait sentir, bien qu’il doute que ce besoin existe un jour. Comme sa mère, il n’a besoin de personne et No. Thirteen les respecte tous les deux pour cela. Sa fille la partagera aussi.

L'épine fut retirée. Le sang gicla. La plaie était insignifiante, mais si désireuse de faire effet. Rien en comparaison avec les striures rouges qui maculaient le corps du crème, superficielles elles-aussi mais plus impressionantes. Blake tomba enfin sur un orbite vide, dans lequel ne se réfugiait pas le soleil. Non, l'or s'était lové dans l'iris de l'autre étalon, mais la nuit dormait dans l'oeil qui lui avait été arraché. Sans Lune.

La Lune avait été si belle, aux pluies perpétuelles. Il y pensait parfois, se demandait s'il en reverrait un jour une autre qui puisse rivaliser.

Les gouttes roulèrent sur la peau pâle, blanche, de son boulet. Le pie baissa les yeux. Le liquide carmin se frayait un chemin jusqu'à la terre sombre, tentant de s'y réfugier, de la féconder peut-être. Même les blessures les plus infimes pouvaient avoir des conséquences. Il ne fallait jamais laisser de place à l'infection.

Sa tête était encore légère et il sourit presque malgré lui, soulevé par une nouvelle vague d'allégresse artificielle. Il donna à son sourire un peu plus de dignité, remercia son interlocuteur. Comme il l'avait soupçonné, la mère d'Hallelujah, Nazz'ariah, n'était donc plus sur ces terres. Que s'était-il passé ? L'isabelle le lui dirait peut-être, si elle lui faisait assez confiance.

" Nous nous reverrons à la naissance de Morrigan', " aquiesça-t-il, " Mon frère sera là. "

C'était là une affirmation dont il ne pouvait garantir la certitude, mais la feuille de thé le rendait plus confiant et aiguillonnait son désir de revoir son frère bientôt. Aurait-il pu être sur l'île... ?

Blake regarda l'autre s'éloigner, pensif. Il jeta un dernier regard à l'imbroglio de ronces et d'épines, décida de le longer encore un peu. Les hasards permettaient parfois de trébucher sur des passages secrets, bien qu'il douta de bénéficier de cette chance. Du moins pouvait-il attendre que la douleur ne cesse, que le sang se calme, que la feuille ne fasse plus effet.

Attendre.

Puis continuer l'exploration.

FIN.