Solitude [pv — No. Thirteen]

Solitude

Cassée.

Est-ce un mot pour moi ? Comme un rouage grippé qui tressaute sur son mécanisme, empêche la chaîne de fonctionner, tourner, de faire ce pour quoi elle est née. Ou peut-être qu’il manque, brisé, il a dû tomber, s’écarter du chemin pour ne plus exister. Quelque chose, en tout cas, semble ne plus aller. Le vide n’est plus salutaire. Ni synonyme de paix, de légèreté. Avec le vide vient la solitude, le calme. Le silence.

Je n’aime pas le silence.

La neige craque sous les sabots. Drôle de bruit en plein été. La chaleur n’atteint pas le nord de l’île qui se complaît dans son hiver éternel. Je tends les naseaux, recueille un peu de cette fraîcheur sur le bout du nez. La chaleur de l’été est accablante dans le Désert. Contraste étonnant à quelques kilomètres de distance. Je souffle sur les flocons qui retombent à terre ou meurent sous la chaleur du souffle. Les chevaux aussi peuvent mourir sous la chaleur d’un souffle.

Un frisson m’arrache ma concentration. Je relève la tête, observe cette Banquise qui s’étend devant moi. La glace paraît solide. Les apparences sont trompeuses, disait-elle. Léger rictus sur les lèvres, j’avance de quelques pas. Mes sabots sombres claquent sur l’eau gelée. Les chevaux peuvent aussi mourir dans l’eau glacée.

Je ne veux pas mourir.

La glace crisse, craque, proteste. Je continue d’avancer. Mon poids n’est plus celui de la fausse vie, gonflé par la mort. La banquise tiendra. Mon regard, soudain, accroche le reflet de mes yeux bleus, se demande s’ils brilleraient avec plus d’éclat sans cette solitude qui pèse sur les épaules blanches. Drôle de questionnement. La réponse est évidente.

Un bruit, quelque part, redresse l’oreille brune. Je ne me retourne pas, les yeux bleus fixés sur la glace à mes pieds.

Un coup de sabot pourrait-il tout faire tomber ?

Le soleil des Trompeuses n’a pas le mérite de n’être qu’une apparence et No. Thirteen a quitté les terres de son troupeau pour rallier celles glacées de la Banquise Miroitante.

Mais même au nord, l’été a pris ses quartiers et l’étendue immaculée reflète la chaleur avec une puissance singulière qui fait suer le crème dans tous les sens du terme.

La glace ne porte pas bien son nom en cette journée et c’est à peine si le borgne distingue son reflet, aveuglé par toute cette luminosité à laquelle il a tenté d’échapper.

Sans succès, songe-t-il. Comme la quête que Cyrius lui a confié. Il n’a pas trouvé Rekkles, peut-être s’y est-il pris trop tard. Ou bien est-il trop occupé à surveiller Morrigan’ ?

Il n’oserait pas s’en plaindre. No. Thirteen lève soudain la tête, plisse les yeux. Il ne craint pas de tomber, a déjà affronté les flots qui l’ont mené jusqu’ici, sur cette île.

Horse-Wild est plein de surprises, comme le craquement sinistre qui retentit sur la Banquise et se propage jusqu’à lui. Une jument se jette dans les bras du danger. Il s’aventure à sa suite.

- Il y en a un qui est mort noyé il n’y a pas si longtemps. Vous cherchez les restes ? Ils sont sûrement bien conservés.

La glace craque.

Le bruit ressemble à l’os brisé. Le lac peut-il pleurer de douleur ? L’eau remue sous l’épaisse couche de glace, retenue par la peau, le cuir protecteur. Où est la chair du monde ? Comment le faire saigner ? Nouveau pas, nouveau bruit. Cette fois-ci, il ne vient pas de la Banquise sous mes sabots, ni de moi. Derrière, l’inconnu approche.

L’odeur arrive avant les mots. Un mâle, dans la force de l’âge. La puissance des muscles, la touche salée, pimentée, de celui qui a trop sué. La chaleur de l’été ne plaît pas à tout le monde. Puis, derrière le parfum attirant du sexe opposé, une senteur familière. Je tends le nez, renifle cette drôle d’odeur. Ah, oui, je sais. C’est cette fragrance étrange que l’arabe traînait derrière lui au Royaume des Singes, qui pullulait dans le potager du Golfe d’Émeraude, qui suintait des pores de l’insolent petit-fils. L’odeur des Terres Trompeuses.

Je ne me retourne pas. Seule la tête pivote. Les yeux bleus fouillent le paysage, tombent sur une tache crème perdue au milieu du blanc immaculé. Puis, le vide, l’obscurité, le noir total. Les abysses de l’œil dérobé à son orbite. Belle cicatrice, perchée au-dessus des muscles puissants. Qui a le plus souffert ? Le borgne ou l’ennemi ?

Les mots, eux, sonnent comme un défi. Je détache mon regard de lui, reprend la contemplation de cette glace qui craque. La fissure est légère, juste à côté du sabot, et s’avance sur le côté, de quelques centimètres à peine. L’autre approche.

La glace craque.

Vraiment ? (Désintérêt pour le mort dans la voix qui grince.) Et si vous y alliez pour moi ?

Les yeux bleus reviennent sur lui, léger sourire aux lèvres. Je lève l’antérieur droit. Le sabot vise la fissure. La Banquise peut-elle se briser ? Les muscles de l’épaule se bandent et je frappe.

La glace craque.

Le glas résonne dans la vallée enneigée et sonne comme une douce promesse.

No. Thirteen dresse les oreilles, attend l’écho, qui résonne dans le lointain et susurre dangereusement la longue liste des risques qu’ils prennent.

Cela fait longtemps qu’il n’a pas pris de risques et le borgne sourit, la remercie presque.

Le vent emporte les longs crins de sa queue et chatouille ses flancs tandis que sa crinière coupée ras tangue comme un bateau ivre au-dessus de son encolure.

Il ne peut pas déduire grand-chose de la jument qui se tient devant lui et bat des cils avec paresse.

Son œil mordoré se pose au-delà de la croupe musculeuse de l’autre équidé. Elle est grande et musclée, a de la répartie et un regard glacé.

- Je ne sais pas, je l’ai déjà vu dans son dernier moment de gloire…

Sa voix gronde comme l’orage tandis qu’il s’arrête à quelques pas d’elle. Elle se détache juste assez du paysage pour y avoir sa place.

No. Thirteen observe chacun de ses faits et gestes avec intérêt.

La jambe, forte et déterminée, s’élève lentement et s’abat brutalement sur la Banquise Miroitante. Un nouveau craquement chante dans ses oreilles.

- Attendez, je vais vous aider.

L’étalon s’approche de quelques pas prudents, sans perdre de temps. La glace glisse sous ses sabots lorsqu’il s’arrête près d’elle et lui adresse un regard de défi.

La glace ne cède pas. Les apparences, pour une fois, ne sont pas si trompeuses que cela. Sous le sabot, elle craque, s’effrite un peu, continue de se fissurer sans jamais céder. Légère déception qui n’apparaît pas sur le visage. Un constat simple qui évince la curiosité : la glace est solide.

L’autre ne s’effraie pas du danger. Le mal que je lui promets l’attire à moi. Je détaille les puissantes épaules, les muscles de l’encolure. Un guerrier dans son armure immaculée, comme si le sang, jamais, ne pouvait le toucher. Vraiment ? Mes yeux bleus reviennent au sien, unique, doré. L’autre est plus attirant. Un puits sans fond qui déverse son ombre sur le visage, le rend plus effrayant.

Je n’ai pas peur.

L’œil défie. L’envie gonfle d’y répondre, de rire au danger qu’il appelle, de sauter sur l’occasion, sur lui. Poitrail contre poitrail, mon poids contre le sien. Pourrait-il basculer ? Deux corps qui s’écrasent sur la glace, la percent et sombrent dans les eaux glacées.

La mort attend au fond.

Mon corps reste immobile, face au sien, planté comme une statue trop lourde sur son socle fragile. La glace craque toujours, prête à céder. Les yeux bleus se nimbent de mépris. Appeler la mort n’est pas intéressant. La surprise me plaît davantage. L’imprévisibilité de la vie, des actions, d’autrui. Ne pas faire ce que l’on nous demande. Ne pas obéir. Toujours s’enfoncer dans la contradiction. Aller là où l’on ne nous attend pas. Surprendre.

Je n’ai pas besoin d’aide.

La queue claque, les jambes pivotent, les pas résonnent contre la glace. Je m’éloigne de l’étrange animal, de la fragilité de la Banquise. Le faire tomber ne m’intéresse plus. Il le veut, il ne l’aura pas. Ça ne marche pas comme cela.

Un reflet traverse mon visage. Je baisse les yeux sur la glace. La couche est plus fine juste devant moi, l’eau remue dessous, menace l’imprudent. L’imprudente. Un sourire étire mes lèvres. Je retiens un regard vers l’inconnu. Il ne doit pas savoir. Il ne doit pas comprendre. Pas avant le dernier moment.

Un pas un peu plus prononcé.
La glace craque, se déchire, s’ouvre sous le pied.
Le corps bascule dans l’obscurité.

Elle n’a pas peur. Ce constat laisse No. Thirteen sur sa faim. Il en est presque déçu et baisse son œil unique sur la glace qui, elle aussi, s’émancipe de ses attentes pour rester sous lui et solide.

Elle n’ose finalement pas. Peut-être qu’elle aussi est déçue. Las, tout comme lui, s’il en croit son regard méprisant, que ses paroles viennent soutenir. Un sourire fend les lèvres du borgne.

Il a un faible pour les juments qui n’ont pas besoin d’aide.

Un claquement fait concurrence aux craquements qui éclatent régulièrement autour d’eux. Soudain, elle s’éloigne et le crème contemple son reflet esseulé sur la glace, il ne sait pas ce qu’il veut.

Un craquement résonne plus fort que les précédents et il sursaute violemment, arraché à ses pensées tandis que la glace se déchire finalement et ouvre sa gueule, béante, pour la refermer sur la jument.

Il a un faible pour les juments en détresse, mais qui n’ont pas besoin d’aide.

L’étalon ressent une certaine allégresse tandis qu’il bondit d’un bloc de glace à l’autre pour ne pas partir à la dérive. Il se rapproche du trou sombre et béant comme son orbite et y plonge la tête.

L’étalon sent la morsure glacée de l’eau tandis qu’il cherche l’inconnue, effleure de ses dents un poisson puis un autre. Il les referme finalement sur une prise un peu plus grosse que le reste.

Il  tire l’inconnue hors de l’eau, lui sort à peine l’encolure par l’ouverture.

- Il était comme ça, juste là. Mais il avait l’air surpris, pas comme vous. Je crois qu’il avait besoin d’aide, lui… No. Thirteen penche la tête sur le côté, pensif.

Le corps bascule dans l’obscurité.

Le silence est plein de bruit. Le bourdonnement de la vie, le courant des eaux prises au piège par la glace, les écailles qui glissent dans la nuit infinie. Ouvrir les yeux ne sert à rien. Il n’y a que le noir, profond, qui s’enroule autour du ventre, resserre son étreinte sur la gorge et tente de s’insinuer dans la bouche. Sans succès. L’expérience rend hermétique à la sournoiserie du monde.

Vient alors la panique. Celle qui se cache derrière l’instinct, force le corps quand l’esprit n’a pas envie. Les jambes se meuvent d’elles-mêmes, les bulles s’échappent des naseaux. Une seconde d’attention, c’est tout ce dont elle a besoin pour briser l’intellect et faire entrer la mort. Une petite seconde où la panique crie à l’hôte de respirer. De respirer sous l’eau. Drôle d’idée.

Les muscles chauffent, réchauffent le corps gelé et l’aident à remonter. La lumière apparaît au bout du tunnel, derrière mes paupières closes. Soudain, la douleur. Fulgurante, qui explose vers la nuque, réveille un instinct plus sombre. Les sabots protestent, désirent retourner à l’obscurité, loin du mal. Je proteste, désire retourner à la lumière, si près du mâle.

Ma tête crève la surface, suivie par l’encolure. Je bats des jambes pour rester hors de l’eau, prends une grande goulée d’air qui racle la gorge et rappelle la douleur de la morsure. Il a osé, le fanfaron qui fait le malin, maintenant, sur son socle bancal. Mes yeux bleus se posent sur lui, cherchent son œil unique, son orbite vide et remontent sur la nuque. Il a osé.

Vengeance, crie le corps maltraité.

Et vous ? demandé-je du bout des lèvres qui tremblent. Étiez-vous surpris ?

Je bats des jambes plus fort, réussis, par quelque miracle, à prendre un appui précaire sur la Banquise, d’un genou plié. Le reste du corps s’écrase contre le poitrail immaculé. Je tends le nez, ouvre la bouche et referme la mâchoire sur la nuque musclée. J’appuie sur le genou, glisse sur la glace et retombe dans l’eau sombre, bien accrochée à celui qui a osé.

Un instant, le chaos. Les bulles, l’obscurité, la lumière qui se mêlent et dérangent. Puis l’intelligence revient, l’esprit tourne à plein régime, les rouages se remettent en marche. Je me bats contre la mort qui tend ses bras. Les sabots prennent appui sur un corps mou, me propulsent vers la sortie.

Je m’écrase contre la Banquise, proteste contre la fatigue intense, immense, qui s’empare de moi. Il faut continuer à avancer, quitte à ramper, s’échapper de l’enfer qui s’ouvre dans le froid de l’hiver éternel. Enfin, je prends un appui plus stable, réussis à me redresser après quelques essais bancals. Regard rapide en arrière.

Il n’a sûrement pas besoin d’aide.

La respiration sifflante de la jument vrille le silence qui règne sur la Banquise Miroitante. L’étendue immaculée est déchirée par le corps garni de sous-tons ocres qui maculent le paysage comme des traces de sang, vieux et oublié, qui perd son goût de fer.

- Non.

Deux grands yeux bleus dans lesquels il se noie tandis qu’elle se jette à ses pieds. La banquise cède et les emporte dans sa danse mordante de ses eaux troubles, un froid incendiaire sur sa robe crème mais No. Thirteen n’a que faire du bain glacial et impromptu.

Le poids de l’inconnue le pousse vers le fond. La jument s’arrache des flots et jaillit sur la glace, où elle gît tandis que le borgne se débat pour faire de même avant qu’il ne soit trop tard. Déjà, ses membres s’engourdissent et le brasier se propage dans son poitrail.

Il prend une grande goulée d’air. Sa nuque le lance. Il se demande si elle est parvenue à ancrer la marque de ses dents sur son encolure, celle de ses sabots sur son flanc. Le crème n’a pas la force de vérifier, secoué de tremblements tandis qu’il tente de se redresser.

Ses sabots glissent sur la Banquise Miroitante. Son reflet gesticule sous lui, à peine visible dans ses contours immaculés. L’oeil mordoré brûle et No. Thirteen ne sait pas s’il veut jouer au loup avec l’inconnue ou simplement trouver un abri où se réchauffer entre chiens et loups.

La glace mord encore son flanc tandis qu’il dérape, trouve une accroche et donne un violent coup de rein pour se relever. Son corps est secoué de spasmes et sa stature instable tandis que le soleil décline lentement dans le ciel. Le borgne lance un affreux sourire à la jument.

Il fait un premier pas, prudent. Le sifflement du vent lui porte une odeur familière. Elle fait partie des Trompeurs, tout comme lui ? Quelque chose lui dit qu’elle le savait avant lui. Cette fois, No. Thirteen ne l’approche pas tandis qu’il la dépasse pour aller se réfugier plus loin.

- Cyrius non plus ne l’a pas aidé, ça c'était presque surprenant. Je me demande ce qu'il penserait de nous...

Le regard est critique sur la glace qui tangue au gré des courants qui l’agitent. L’eau, dessous, remue avec le mâle qui prend son temps pour atteindre la surface. Va-t-il mourir ici ? Trompeur sacrifié dans un endroit où la mort semble commune, admise, si probable que l’on n’osera pas accuser à tort. Les gens tombent. Cela arrive. L’eau gelée, tout le monde le sait, n’aiment pas recracher ses victimes.

Le froid mord les flancs, les jambes, tout le corps. Je fais quelques pas, m’ébroue énergiquement. Cela ne suffit pas. La mort ne repose pas au fond de l’eau. Elle est l’eau, continue d’agir après le bain, s’allie au vent frais pour reprendre ce qui lui appartient. Je ne mourrai pas ici.

Lui…

Le grand crème s’extirpe de l’obscurité, s’écrase sur la glace et crache sa vie sur la Banquise. Il ne mourra pas non plus. Pour l’instant. Son corps remue de vie, irradie une chaleur qui doit, pourtant, lui manquer atrocement. Comme elle me manque à ce moment.

La force du mâle n’est plus à prouver. Il tangue, il glisse, se redresse et se dresse face au froid, à la mort qui court vers eux. L’idée, alléchante, de sacrifier un autre pour sauver sa peau, roule au fond de ma gorge. Dommage. Le froid, le vent, l’eau, rien de tout ceci ne se contentera d’un seul corps. Un beau corps, puissant. Qui aurait fait un sacrifice parfait dans d’autres circonstances.

Le sourire est laid.

Le mien lui répond, comme une vilaine grimace, une déception mi-feinte mi-avouée, un amusement non-dissimulé. Il n’est pas mort. Pour le moment. Je sens encore les doigts glacés autour du ventre vide, les ongles qui s’enfoncent, se plantent dans la chair sans faire couleur le sang. La mort n’abandonne pas encore.

Lui abandonne ma proximité. Nouveau sourire sur mes lèvres roses. Qu’il s’éloigne ! Il mourra. Docile, je le suis de quelques pas derrière, effleure, sans gêne, les formes du corps de mes yeux bleus. Les tremblements des muscles, de la peau, le hérissement des poils. Si loin de la sueur du mâle plein de chaleur.

Cyrius… ne pense pas beaucoup.

Mes yeux bleus papillonnent, innocents, mais la voix est catégorique, tranchante. L’arabe n’est pas un intellectuel, un pro de la tactique, un réfléchi qui pense avant d’agir. Ce n’est pas un mal. Cela dépend. J’allonge le pas, me dresse à hauteur du mâle crème. La chaleur de nos corps s’échappent pour se confondre dans l’air froid, se mêlent et s’enfuient vers l’autre. J’inspire la sienne, retrouve un semblant d’énergie. Drôle d’odeur, celle des Trompeurs. Je ne m’y ferai jamais.

C’est à lui que tu penses, quand tu es là, avec moi ? (L’œil bleu critique l’œil d’or, déçu.) Dommage.

D’une poussée plus forte, je le dépasse, fouette l’air de ma queue sombre et bondis en avant. Le mouvement fait chauffer les muscles et le corps qui se nimbe d’une armure fragile. Une fumée blanchâtre qui glisse sur les courbes. Vide, je peux courir. Enfin ! Bondir sur la neige pour éviter la Banquise.

L’eau gelée ne m’aura pas une deuxième fois.

Même sorti de l’eau, No. Thirteen n’est pas tiré d’affaire. Il s’ébroue, se secoue de plus en plus vivement pour tenter de se débarrasser des tremblements qui parcourent sa robe crème, l’étendue immaculée qui s’étire sur son corps nerveux.

La Banquise Miroitante est trop calme. Un peu de fumée s’échappe de son corps et s’évapore. L’inconnue lui rend une grimace, il devine un peu de déception chez elle. Ses attentes à lui sont comblées, le borgne se fait presque candide.

La distance l’attire (elle) et lui se laisse séduire. Un rire sombre lui échappe. Elle a raison, Cyrius ne pense pas plus loin que le bout de son nez. Il a beau avoir deux grands yeux, grand ouverts, il ne voit rien venir. Il refuse de penser, peut-être.

Ses postérieurs se rassemblent sous lui, ses muscles protestent mais le portent. La neige gicle de part et d’autre, il s’élance à la poursuite de l’appaloosa et se met finalement à sa hauteur.

- Difficile de penser à une inconnue.

Le crème ne peut pas voir les expressions de la jument, à laquelle il offre la vue du trou béant qui dévore sa face. Il n’a pas peur d’elle, ni de ce qu’elle pourrait être tentée de faire.

- Mais brisons un peu plus la glace pour y remédier, je suis No. Thirteen.

Cyrius trouverait probablement ce jeu de mot à son goût mais quelque chose lui dit que la jument pensera qu’il est de mauvais goût. Le Trompeur garde sa salive pour le moment et puise dans des ressources insoupçonnées pour rester à ses côtés.

L’activité peine à le réchauffer et il désire ardemment la chaleur équine et plus durable, qui enveloppe habituellement sa robe crème. L’été lui manque à cet instant et le soleil qui chute du ciel ne réchauffe rien, si ce n’est l’or de son œil.

La chaleur revient sans revenir vraiment. Elle brûle les muscles et les soumet plus encore à la morsure du froid autour. Le vent est plus violent dans la course. Il lèche le poil humide et croque à pleines dents l’encolure, l’épaule, le ventre. La course ne suffit pas. Suffira-t-elle plus tard ? Quand les muscles seront lancés, habitués à rouler sous la peau, que la chaleur se diffusera aux os ? Léger doute. Avec lui, revient une pointe de panique, d’instinct de survie. La mort ne m’aura pas cette fois.

L’étalon suit. Ses pas sont plus lourds derrière moi. Il pousse sur ses jambes, réussit à se mettre à ma hauteur. L’œil glisse vers le sien, vide, obscur, inexpressif. Orbite magnifique dans son insensibilité éternelle. Le monde peut bien s’écraser contre lui, il ne fera rien. Que pourrait-il faire, de toute façon ?

Les mots passent sur moi. L’inconnue aime son titre. Que pourrait-il faire de mon nom, de mon surnom ? Le déformer, certainement. Le donner aux mauvaises gens. Accuser sans fondement, critiquer, apprécier, complimenter ? Trop de choses inutiles. Alors que l’anonymat protège, captive, donne un intérêt autre à une silhouette floue, connue ou inconnue, à un être qui fut et que l’on oublie un peu, beaucoup, complètement. Les mots se perdront. Peut-être que le caractère restera, comme un bon souvenir au coin de son œil valide. Il pourrait tout aussi bien oublier mon nom, un jour ou l’autre. Alors à quoi bon ?

Difficile de penser tout court, apparemment.

L’envie frôle l’esprit embrumé par le froid, endormi par la luminosité aveuglante de la neige, de la glace et des derniers rayons de soleil. Lui donne son nom, comme une offrande, une récompense. Le jeu de mots laisse un sourire amusé sur mes lèvres. Voilà un humour qui plairait à Cyrius. Décidément, le numéro est bien attaché à son dominant. Préférerait-il l’arabe à la course, pour se réchauffer de la chute ?

Je pensais que vous en auriez eu assez, mais soit.

L’humour est écarté, les mots sont pris au premier degré. La glace est proche, prête à subir un nouvel assaut de nos deux corps, lourds, musclés. Le sien l’est plus que le mien. Je profite des prochaines foulées pour me rapprocher du crème. Sa chaleur n’effleure qu’à peine la mienne. Une nouvelle chute et nous pourrions bien crever tous les deux.

Bien.

Elle n’est pas commode. Lui non plus. No. Thirteen ne peut qu’agréer avec l’inconnu. Le froid engourdi jusqu’à ses pensées et il patiente presque naïvement pour une réponse qui ne vient finalement pas.

Il comprend enfin que la jument a décidé de le prendre au mot, au pied de la lettre et cet humour parvient à lui tirer un sourire attardé par la basse température. Il est un peu tard pour réagir cependant.

L’appaloosa s’est rapprochée mais n’a pas l’intention de se réchauffer, elle devrait peut-être y songer pourtant car si le crème ne l’a pas vue venir, il l’a vue s’effondrer à ses pieds en voulant le pousser.

Un léger rire lui échappe, il bondit au-dessus de sa forme prostrée pour ne pas la blesser. La neige l’accueille d’une étreinte glacée, l’enveloppe de part en part et soudain, il glisse. La pente s’arrête brutalement.

Il est sous le niveau de la couche de neige immaculée qui a recouvert ce qui ressemble à un igloo. Le dôme de glace protège les restes d’un feu de bois et quelques ustensiles de cuisine qui reflètent un peu de lumière.

Un son métallique résonne dans l’abri lorsque les sabots du borgne cognent contre une bouilloire rouillée. Il lance un regard derrière lui pour savoir si Gom Jabbar l'a suivi, volontairement ou non, sans la construction humaine.

L’envie de le pousser pousse la pensée. Réfléchir avant d’agir : concept flou, parfois surestimé. L’action décide du sort de ceux qui agissent. La réflexion effleure le réfléchi, mais ne trouve aucun écho en dehors de lui. Utile, quelques fois. Quand elle sauve la vie ou décide de la mort. Mais y a-t-il vraiment un tel enjeu, ici-bas ?

L’envie évince la réflexion, enorgueilli le corps d’une puissance qu’il n’a peut-être pas. Le sourire aux lèvres, j’approche encore. Imaginer la glace qui craque, éclate, l’eau qui tend à nouveau ses bras sur nos ventres et nous enserre si fort qu’il sera difficile de s’échapper… est une vision délectable, qui flatte l’envie. Alors la tête cesse de réfléchir et le corps bondit.

Ou aurait dû.

Le sol est traître. Il rit à gorge déployée tandis qu’il se retire sous le sabot. La jambe glisse, les épaules basculent et le reste suit. L’étalon crème bondit par-dessus ma chute, rit lui aussi. Je mords la neige, ferme les yeux sur ses assauts glacés et roule sur quelques mètres. L’impact est rude et doux à la fois. Il blesse l’ego plus que le corps, mais le froid se charge de ses lacunes. Les muscles tremblent, les articulations protestent. Se relever est presque plus dur que tomber.

L’étalon a disparu.

Les yeux bleus cherchent dans toute cette luminosité, une tache, un poil plus sombre, à peine plus obscur au milieu de la neige. Est-il parti ? La possibilité arrache un sourire amusé là où tout autre se serait insurgé. Bien.

Un bruit attire mon attention. Comme une cloche métallique perdue au milieu du silence de l’hiver. Je prends le pas dans sa direction, attirée par l’engin qui n’a rien de naturel. De drôles de choses se produisent, se promènent sur l’île, dit-on. De drôles de bêtes comme on en voit rarement.

Un peu comme lui.

Alors ? susurré-je en approchant de la grosse croupe près d’un igloo. Vous l’avez trouvée ?

L’inconnue prend un peu de temps pour venir le trouver. No. Thirteen est secoué d’un nouveau rire. Il est ivre de froid et sa robe crème se confond avec la neige qui l’environne. Les blocs de glace de l’igloo laissent passer un peu de lumière, pas assez pour faire reluire son oeil mordoré.

Il recule prudemment pour ressortir de cet endroit oppressant et la voix de l'appaloosa lui parvient. Confus, le borgne tourne la tête dans sa direction. Mauvais côté, il ne la voit pas.

- Votre nom ? Je n’ai pas de don de divination, non.

Il résiste à l’envie de supputer qu’elle se prénomme Igloo. Un sourire désabusé tord sa bouche, il ne cède pas à son hilarité et s’ébroue brutalement, secoué de frissons glacés.

Son oeil unique distingue encore la pénombre à l’intérieur de la construction de glace, il ne partage pas ce qu’il y a vu. Ce n’est pas la première fois que No. Thirteen constate des preuves de la présence humaine sur l’île. Peut-être était-ce de ça, qu’elle parlait. L’étalon préfère ne pas y revenir.

Il ferait bien un commentaire sur sa tendance à lui sauter dessus, mais le crème a comme l’impression qu’il ne vaut mieux pas aborder le sujet. Il ne peut pas non plus mentionner Cyrius sans froisser l’égo de la jument, dont il ne peut pas demander le nom.

Et ce n’est pas ça qui l’en empêche. Non, c’est le frisson du danger qui l’anime, la curiosité qui demeure dans la tension, No. Thirteen ne sait pas y résister, alors il s’approche de l’appaloosa, lui fait face tandis qu’il la dévisage de son oeil mordoré, frigorifié.

- Que cherchez-vous ?

L’œil mort aime se pavaner, comme une cicatrice de guerre dont le soldat est fier. Les vétérans gardent plus jalousement leurs blessures. Elles transportent avec eux de mauvais souvenirs, des traumatismes incompris. Le bleu, lui, lève haut la moindre trace, s’argue d’avoir combattu là où, peut-être, il n’a fait que se blesser sur un barbelé. Lequel est-il, lui ? L’idiot qui se croit malheureux et s’invente une vie. Ou l’autre, paré d’une cicatrice qu’il ne peut pas cacher même s’il le voulait.

Le nom revient dans la conversation. Je glisse mes yeux bleus sur l’igloo, puis sur le mâle. Que peut bien lui faire un nom ? Ce n’est pas ce qu’il cherche. D’ici quelques heures, il aura même oublié ne jamais l’avoir su. Il ne s’y intéressera plus. Alors à quoi bon ?

Mais l’envie revient de lui donner satisfaction. Les autres ont eu le droit à ce nom, sans protestation. Le surnom, ridicule, déplacé, a même été confié comme une évidence, une étiquette qui, l’on a beau gratter, ne s’en va jamais. La Lady qui ne ressemble pas à une Lady doit-elle donner son nom ? Devoir est un concept trop flou. Il vient avec l’autorité, les ordres. Il ne peut rien exiger de moi.

Gom Jabbar.

Le nom sort naturellement, comme s’il est évident qu’il ne se trompera pas, qu’il ne l’écorchera pas, qu’il saura l’utiliser là où le monde se contente de Lady. En vérité, je m’en fiche. Qu’il fasse de ce nom ce qu’il voudra !

L’étalon approche. Il fait penser à une mouche qui, inévitablement sait son destin, mais ne peut s’empêcher de se coller à la lumière, de sentir la chaleur de la lampe et de mourir brûlée. Il cherche le danger de ma proximité. Par deux fois, déjà, j’ai tenté de le faire tomber. Je pourrais recommencer.

L’ultime provocation brille dans l’œil bleu. Une malice infinie qui garde le corps près du sien, nargue le danger sans en avoir peur. Au contraire, tout au fond de l’œil brille l’envie de le voir gronder, s’énerver, bondir sur l’ennemie. Sur moi. L’instinct de survie est mort glacé, il ne reste que la curiosité.

La même chose que vous, dis-je sans le lâcher du regard. La tombe parfaite pour enterrer votre fille.

Il n’a pas peur, mais le borgne n’a pas peur de grand chose. Il hait les humains plus qu’il ne les craint et porte la cavité vide sur son profil comme une preuve de leur cruauté, un souvenir constant du destin prédéterminé, celui qu’ils lui ont imposé et auquel il ne saurait échapper.

Peut-être que Morrigan’ écrira sa propre destinée.

Elle n’a pourtant pas défié les écrits étoilés par sa naissance. Une fille, celle qu’il voulait, la robe de sa mère diluée par celle de son père… Il préfère ne pas y penser. Gom Jabbar le sort de ses pensées en lui donnant son identité et il sourit, le répète entre ses dents pour le goûter.

C’est un nom qui a la sonorité du sang.

Il ne répond pas à la provocation. Le choc le glace plus encore que le froid et finalement, il ne réagit pas pour ne pas lui en donner la satisfaction. L’insulte est voilée, il est offensé mais l’envie de vengeance qui gronde en lui devra attendre. Elle est brûlante, c’est un plat qu’il préfère froid.

- Encore faut-il avoir une fille à enterrer, il n’est pas temps de creuser sa tombe alors qu'elle n’est même pas née.

Elle, mais laquelle ? Il est trop fier de Morrigan’ pour lui vouloir du mal, mais il pourrait tuer la fille de quelqu’un d’autre, si cela lui servait. Un éclat intéressé scintille dans son oeil mordoré et No. Thirteen expire un nuage de condensation tandis qu’il jauge Gom Jabbar du regard.

L’insulte s’abat sur lui comme l’eau de mer sur un rocher. Il ne ploie pas, il ne plie pas, ne cède pas. Ce regard dur, vide de vie, d’envie, n’exprime rien qu’un souvenir néfaste, une menace à demi-voilée. L’autre, doré, luit d’une lueur dangereuse, d’une soif de sang, de vengeance, qui étire mes lèvres d’un sourire amusé.

Il se pare d’indifférence, régit son corps d’une main de maître. C’est à peine si les mots, méchants, mauvais, le touchent vraiment. Néanmoins, le mal est fait. Il s’insinue entre nous, se fraie un passage là où le monde croit n’en voir aucun. Le cœur, assurément, est touché, blessé, empoisonné. A-t-il envie de cracher ? De frapper la folle qui se croit tout permis, qui frôle le danger, le tâte du bout des doigts et se jette à corps perdu entre ses bras. Essaie, frappe-moi, crient les yeux bleus qui n’ont peur de rien.

Mais le numéro est stoïque, il garde le contrôle. Combien de temps, encore, pourra-t-il couver sa rage, la nourrir pour mieux l’asséner, plus tard, d’un coup si violent qu’il résonnera, sur la glace, comme un coup de tonnerre, un coup de foudre meurtrier ? Et sur qui tapera-t-il en premier ?

Les mots du mâle accentuent le sourire. Je me retiens de rire. Que croit-il insinuer ? Des sous-entendus qui plaisent à l’être cassé, brisé, qui ne sait pas s’il pourra se relever. Je le toise, moi aussi, comme lui, sans me gêner. Je suis peut-être à son goût, mais est-il du mien ?

Essayez, chuchoté-je en approchant d’un pas, et nous verrons qui sera tué.

Les dents claquent près de la gorge lumineuse, tandis que sur mes lèvres se rappelle à moi le goût de sa peau, la dureté de ses os. Un combat loyal contre lui ne laisse que peu de doute sur sa finalité. Mais qui a parlé de loyauté ? Les coups sont plus violents s’ils sont vicieux, plus dangereux s’ils trahissent, plus menaçants si l’instinct s’en mêle. Ce putain d’instinct, ce rouage grippé qui refuse de fonctionner. Pourrait-il le réparer ?

J’en doute.

Les rumeurs font mal aux cœurs mous. De glace, de pierre… quel est le vôtre ?

L’œil bleu roule jusqu’à lui tandis qu’une jambe se lève et retombe. Le sabot claque contre l’igloo, contre un bloc de glace qui craque et se fissure, comme la Banquise avant lui.

No. Thirteen n’a jamais succombé face à la tempête et il ne commencera pas ce jour là. Il versera le sang de celui ou celle qui l’accuse d’une telle atrocité et s’y baignera pour faire honneur à cette rumeur. L’imprudent ne sait pas dans quoi il a mis les sabots.

Gom Jabbar sourit et cela soulève les lèvres du crème aussi tandis que ses muscles se bandent. Elle se complait dans ce mensonge et il peut bien l’emmener jusqu’à la jouissance si c’est ce qu’elle désire, partager l’extase du danger qui les a fait se rencontrer.

La voix basse de l’appaloosa hérisse ses poils sur son corps et lui procure un frisson délicieux. Il a envie de se jeter au coeur des flammes, de découvrir ce qui se cache sous la glace. Lequel d’entre eux sera surpris par la révélation qui les attend s’il cède ?

Un éclat fait écho aux dents claquantes de la jument et le borgne laisse ses naseaux courir le long de la nuque de Gom Jabbar, seul le silence répond à son agression. Il considère sa question, a-t-il un coeur en or ou bien aussi, si ce n'est plus froid que le marbre ?

Et elle, que cache-t-elle dans sa forteresse de neige, maculée du sang de ses ennemis ? Ni la glace ni la pierre sont mous, mais elles se brisent toujours, finalement. Quelque chose lui dit que Gom Jabbar s’affaisse mais ne cède pas, jamais.

L’igloo se craquèle, les fissures remontent jusqu’au sommet de l’abri qui s’effondre tandis que No. Thirteen y imprime une dernière poussée. Il a à peine insisté. Le bruit est sourd, comme les menaces qui résonnent encore sur la Banquise.

L’étalon crème contourne la jument, mord les flancs vides. Soudain, il bondit. Son corps s’abat sur celui de Gom Jabbar et il la frappe de ses représailles après une telle provocation. No. Thirteen a l’oeil clos tandis qu’il la transperce d’une promesse fertile.

Il ne donnera pas raison aux commères.

La glace n’est pas fiable. Réchauffée, elle fond. La pierre, elle, met plus de temps à crever. Seuls les assauts inlassables de l’eau peuvent la faire ployer. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Les deux. Un stade intermédiaire, un entre-deux impossible qui se tord, se plie, mais ne casse jamais. Comme une pâte qui s’enfonce sous la puissance du doigt pour mieux en épouser les bords, s’adapter au corps étranger, l’embrasser, s’y accrocher, jusqu’à devoir s’en séparer, sans le moindre remords.

L’igloo s’effondre, si fragile sous l’assaut du crème. Mes yeux bleus glissent sur lui, jaugent la menace qui fuse, sans tarder, sur mes flancs. Je montre les dents, retiens la douleur dans mes oreilles plaquées sur ma nuque. La vengeance brûle au fond de la gorge, explose sur la langue et tend les naseaux qui retiennent leur haine de justesse. À la place, les crins fouettent l’air, libèrent une étrange fragrance comme un oups chuchoté pour provoquer celui que l’on a piétiné.

Lui me piétine sans vergogne. Son corps épais s’écrase sur le mien qui résiste à la pression par la force de l’habitude. Triste constat. L’habitude ne suffit néanmoins pas à réparer les mécanismes, à remettre tous les rouages en place, gratter la rouille et prier pour qu’en sorte un résultat. L’idée frôle mon esprit, alléchante, de botter, de laisser la vengeance s’écraser sur lui au pire moment. Que croit-il pouvoir obtenir, exiger de moi ? L’affront blesse l’ego et le flatte tout à la fois.

La vengeance attend qu’il soit trop tard. Déjà le mâle s’écarte et les sabots n’ont frappé personne. Les dents, non plus, ne croquent pas les muscles de l’étalon. L’œil bleu se pose dans le sien, critique, et la bouche s’ouvre sur un rictus moqueur.

Que comptes-tu faire, maintenant ? (Oublier la machine qui refuse de fonctionner, se contenter des conséquences de ce qu’il croit avoir accompli.) Un accident est si vite arrivé…

La voix grince sur les possibilités. Les poulains sont fragiles, faibles. Ils courent partout sans avoir conscience des risques, sans s’en inquiéter, sans même les deviner. Ils s’en fichent. Sur ce point, nous nous comprenons. Sauf que je vois les risques, je les pèse, les tâte. Il faut les comprendre, les accepter, pour pouvoir les contourner. Les poulains, eux, acceptent tout sans rien comprendre. Perte de temps.

Et que diras-tu à ta fille ?

Gom Jabbar montre sa douleur mais ne la vocalise pas. No. Thirteen ne ressent aucune douleur mais se doute qu’elle ne tardera pas.

- Moi ? Rien.

Il offre un sourire vide de sens à la jument dont la voix grinçante l’empêche de comprendre ce qu’elle cherche. Elle, doit bien avoir compris.

Le borgne ne fera pas de mal à sa progéniture. L’appaloosa peut-être, comme ce jour là. Y aura-t-il seulement un poulain à mettre en danger ?

No. Thirteen pèse ses mots, plonge son regard mordoré dans celui, glacial, de Gom Jabbar. Laquelle ? Déjà, le destin lui chuchote le féminin.

- Je croyais que je n’aurais pas l’occasion de la rencontrer, lance-t-il finalement.

Elle est intrigante et il ressent encore le frisson de l’imprévu, ne regrette pas de s’être aventuré sur la Banquise Miroitante où il frissonne.

Le froid s’attaque de nouveau à lui de sa morsure brûlante et l’étalon fait quelques pas nerveux pour se réchauffer. Il pense à Morrigan’.

Hyuna’ ne lui posera pas de question et quelque chose lui dit que leur fille sera ravie d’avoir une soeur, si elle s’en soucie seulement.

- Et toi ?

Que dira l’appaloosa à sa progéniture ? Morte ou vive, le crème ne la laissera pas, il veillera sur elle ou sa dépouille, comme la première fois.

L’étalon est satisfait. Tant mieux pour lui. L’acte laisse un drôle de goût sur ma langue. Comme un espoir putride, une envie débile. À moins que ce soit autre chose. Quelque chose de lié à une impression plus forte, persistante, qui crie au corps qu’il ne pourra plus. Une certitude qui manque, une case laissée vide, quelque part, et qui en demande plus, toujours plus, pour être sûre, mettre un nom sur ce qui va ou ne va pas. Ça ne va pas.

La réponse n’intéresse pas. Je détourne le regard pour observer les lieux, le meilleur chemin pour partir d’ici, loin de lui. Sa proximité devient gênante. Le repos est mérité, selon moi. Un repos loin de lui, de ses mots, de cette œil mort et de cet autre vivant. Un peu de silence, voilà qui serait bien.

Elle ? Je fixe mon regard dans le sien, cherche à comprendre ce qui peut lui faire croire une chose pareille. Sa suffisance m’arrache un sourire. Qui lui dit qu’il en sortira quoi que ce soit ? Qui lui dit qu’il en sortira une femelle ?

Ah bon ? (La voix grince sans comprendre l’insinuation du mâle.) Et qu’est-ce qui pourrait bien t’en empêcher ? Pas moi, en tout cas.

Les autres ne sont pas restés autour de leur fruit. Le premier a été chassé, le second a été abandonné, le troisième a été fui. Le quatrième… fera bien ce qu’il voudra. Je ne compte pas partir de l’île pour l’instant et les Trompeuses sont assez calmes pour mettre bas. Il verra l’enfant s’il le veut. Tant qu’il ne tente rien à son encontre. Mais le « la » qui sort si naturellement de lui dénote un intérêt certain pour une variable encore incertaine. Il ne lui fera pas de mal.

Ce qu’elle doit savoir, ce qu’elle demandera. Quant à l’autre… qui sait ?

Mes obligations de mère s’arrêteront à mon propre enfant. Son autre fille n’aura rien de moi. Rien de plus que tous les autres, en tout cas.

Tu lui donneras son nom, affirmé-je sans attendre de lui qu’il discute l’ordre à peine voilé.

La neige a brièvement fondu sous eux mais déjà, le froid reprend ses droits. No. Thirteen frissonne et tout comme Gom Jabbar, lance un regard à la ronde. Comment partir d’ici sans y laisser la vie ? Sûrement pas aux côtés de la jument, à eux deux ils parviendront bien à s’entre-tuer.

La pensée le fait sourire. Le repos n’est pas pour aujourd’hui. Il prête peu d’attention aux menaces, vides, de l’appaloosa. Elle ne fera pas de mal à la pouliche. Le borgne est satisfait de cette entente et hoche la tête sans répondre. Le nom l’a frappé comme la foudre et il a hâte de le donner.

Le crème s’arrache à son sarcophage enneigé, refuse d’y être enterré. Quelques flocons dansent dans le ciel, titubent jusqu’au sol qu’il foule de ses sabots clairs pour s’éloigner de Gom Jabbar. No. Thirteen fouette ses cuisses de sa queue en guise d’adieu et disparaît dans la neige.