Peine [Libre]

Peine

Les pas sont lourds. Le dos cambré, la tête basse, le souffle court.

Fragile.
Vulnérable.

Les mots sont affreux, dangereux, douloureux. Je grince des dents. Dégoûtée par moi-même, par lui, par l’autre, par eux. Cette odeur putride qui traîne sur la Plaine. Ce parfum connu, respiré à pleins poumons sur la Plage Dévastée, enregistré pour mieux le reconnaître. Les humains sont tout près.

Le constat effleure l’esprit sans l’inquiéter.

Qu’ils viennent donc ! Ces idiots, ces marionnettes bancales sur leurs brindilles. Je n’ai pas peur. Je n’ai jamais peur.

Une vague de douleur me fait grimacer.

Je cesse de marcher. Il ne sert à rien de lutter. La chose arrive. Mon corps s’effondre sur le sol plus qu’il ne s’y glisse. Je me couche, la peau perlée de sueur, quelques bulles d’écume sur le poitrail. Un hennissement déchire le silence. Les humains sont tout près. Peut-être répondront-ils à l’appel. Peut-être me débarrasseront-ils du fardeau qui pousse la porte de sortie. Non. Il en est hors de question.

La haine explose sur mes lèvres. Je crache, je tousse, je serre les dents. Les humains n’auront rien de moi. Rien. Ils peuvent essayer, je ne céderai pas. Plutôt mourir avec l’autre que de finir entre leurs mains.

Je crie et pousse.

Il est revenu au centre d’Horse-Wild d’un pas tranquille. La silhouette, à présent familière, qu’il traque depuis quelques temps avance lourdement, la tête basse. La gestation pèse sur son dos et No . Thirteen doit s’avouer qu’il se délecte de sa vulnérabilité.

Elle cesse de marcher et s’effondre au sol, couverte de sueur. Le crème continue d’approcher la jument, qui crie soudain sa haine. Il l’écoute s’égosiller et savoure la colère de Gom Jabbar, qui a perdu de sa superbe en cette belle journée ensoleillée.

L’odeur des humains empeste dans la Grande Plaine Illuminée. Il renâcle en s’arrêtant près de la jument qui se tord à ses pieds. L’herbe est écrasée par la grande masse rouillée de l’appaloosa et le borgne jette une ombre peut-être bienvenue sur Gom Jabbar.

Les cris de la future mère résonnent dans la Grande Plaine Illuminée. Elle se débat, s’efforce de donner vie à la pouliche qui a fait sa demeure dans ses entrailles. Le ciel s’assombrit brièvement, un nuage grisonnant passe et vole un frisson à No. Thirteen.

- L’heure est venue, déclare-t-il en la regardant.

La douleur est atroce. Unique et familière à la fois. Elle traîne dans son sillage une habitude que le corps goûte du bout des lèvres, tâte un instant, puis s’y plonge, sans crier gare. C’est presque de lui-même qu’il agit. La respiration est plus contrôlée, les muscles se contractent, poussent la vie hors du ventre. La chose finira par sortir et, enfin, le corps sera débarrassé de tout ce que l’autre a créé.

Des bruits de sabot me font relever la tête. Une tâche crème apparaît dans le champ de vision. Je soupire, presque déçue qu’il soit déjà là, qu’il soit calme quand les humains laissent, derrière eux, une odeur si désagréable. Je grince les dents, accueille le mâle d’une grimace. Aucune inquiétude au fond de mes yeux bleus, seulement la souffrance et l’envie d’en finir. Que pourrait-il faire contre moi, de toute façon ? Sans moi, sa fille ne vivre pas.

Le mâle se poste près de moi et, dans un sursaut de stupidité malvenu, déclare l’évidence. Mes yeux bleus roulent sur lui, les naseaux ronflent. Au fond du crâne, la douleur frappe, cogne et ses mots ne font que gêner, emmêlés à tout ceci pour mieux attiser la haine, la souffrance. Je tends le nez vers sa jambe, attrape entre mes dents le boulet et mords aussi fort que la prochaine contraction me force à me crisper. Il l’a bien cherché.

Soudain, un cri perce le silence et je m’effondre au sol pour souffler une seconde. Une seule seconde. Je n’ai guère plus de temps avant que le corps, poussé par l’habitude et l’instinct maternel, se plie à nouveau pour se pencher au-dessus de la poche visqueuse. Il faut nettoyer la vie qui bat, désormais, à côté de moi.

Le premier cri perce le placenta. Le soleil tombe sur une pépite mordorée. Une fumée sans feu se dégage du corps recroquevillé au sol. Un nuage passe, noir d’orage et jette une ombre sur la pouliche. Elle se redresse, tend les naseaux vers ce nouveau monde qui l’accueille et s’arrache finalement des entrailles sombres et rassurantes de sa mère.

Elle en appelle à ses parents, un hennissement traînant. Qu’est-ce qui l’attend ?

Pourquoi lui donner la vie par un jour déjà assombri par la pluie ? La langue chaude et brutale de sa mère la bouscule. L’ombre de son père l’empêche de réellement se réchauffer. La pouliche bat des cils. Elle fronce les naseaux, échappe à sa mère pour basculer sur le flanc, rassembler ses membres sous elle et se camper sur ses jambes.

Il se demande, brièvement, si Gom Jabbar a choisi cet endroit parce que les humains sont dans les parages. Condamnerait-elle un poulain à un destin pire que la mort ?

Le crème n’en est pas certain. Il baisse son œil mordoré sur la jument et lui rend sa grimace avec une pointe de joie. La naissance le réjouit, même s’il ne le montre pas.

Elle roule des yeux, ronfle des naseaux et referme ses dents sur le boulet de No. Thirteen. Il pousse un grognement de douleur tandis qu’elle le mord mais la laisse faire.

L’appaloosa s’effondre finalement au sol. Un cri parvient à l’étalon, qui tourne la tête vers sa fille, satisfait. Déjà, la jeune mère exécute les tâches qui lui incombent.

- Þórunn.

Tel est le nom de la pouliche. La voix du borgne gronde dans son poitrail, s’abat sur la Grande Plaine Illuminée, pour attribuer le patronyme, définitif, à la petite.

La chose, enfin, est sortie. Elle repose sur le flanc, gigote dans sa prison visqueuse et réssit à s'en extirper sous les coups de langue experts. Je fixe sur cet être fragile mes yeux bleus, cherche, quelque part, ce qui prouve qu'elle est de moi, de lui. Ses yeux n'ont rien des nôtres. Aussi sombres que les miens sont clairs. Ses taches, elles, viennent de mon sang. C'est suffisant.

La pouliche se met debout, pleine de vie. Au fond du cœur, je ne peux retenir une vague de fierté et une pointe, plus discrète, de soulagement. Je ne suis pas cassée. La petite chose a l'air en bonne santé. Le nécessaire sera fait pour qu'elle le reste jusqu'à ce qu'elle n'ait plus à rester à mes côtés.

Le numéro souffle un nom.

Þórunn

Le patronyme m'arrache un sourire amusé. Þórunn et Gom Jabbar, deux noms agressifs qui font grincer des dents et que les autres auront du mal à prononcer. Cela me va.

D'un mouvement bancal, je me remets debout à mon tour. Sur un sol dur, pour une fois, je prends pleinement conscience de la taille du mâle, plus petit que moi. Je jette sur lui un regard indifférent. Ce qu'il pense de la gamine ne m'intéresse pas, mais qu'il essaie de lui faire du mal et il le regrettera. Quelque chose me dit pourtant qu'il n'en fera rien. C'est presque dommage.

Je tourne la tête vers Þórunn et d'un petit hennissement, appelle à moi la chair de ma chair.

L’étendue compacte et immaculée qu’est son père gronde son nom. Le patronyme tonne dans l’esprit de Þórunn, qui l’accepte avec le respect qui lui est dû et se tient droite. Une bourrasque pourrait la faire tomber mais son menton est porté haut sous ses yeux noirs.

Celle, longiligne et maculée de rouille de sa mère, se redresse à son tour. Elle l’appelle et la pouliche fait un premier pas, prudent mais déterminé, avant de se précipiter. Elle franchit la distance qui la sépare de la jument et se réfugie contre ses flancs pour s’abreuver de lait.

Le breuvage chaud et nourricier dégouline de ses lèvres charbonneuses et elle déglutit goulûment tandis que le ciel crache ses premières larmes inodores. Þórunn frissonne et se blottit un peu plus contre sa génitrice, non sans lancer un regard sombre à père, que va-t-il faire ?

Il lève les yeux tandis que Gom Jabbar se relève et l’écoule appeler la pouliche à elle. Un sourire satisfait étire les lèvres pâles de No. Thirteen qui hoche la tête. Un crachin s’abat sur la Grande Plaine Illuminée mais il ignore le ciel d’hiver qui s’étire au-dessus d’eux pour hocher la tête à l’intention de sa jeune fille. Elle sera entre de bonnes mains.

Sans un mot de plus, il s’éloigne à pas tranquilles pour parcourir les environs et s’assurer que rien, ni personne, s’approchera de Þórunn. Les premières heures sont précieuses et la pouliche vulnérable. Gom Jabbar, bien qu’elle se tienne de nouveau debout, est éprouvée par la mise-bas. Il veillera sur elles tant qu’il le faudra, quoi qu’en pense la mère.

La chose est née, respire, vit. Elle porte déjà un nom, peu commun, qui lui convient bien. Son poitrail s’ouvre sous les inspirations, son pelage humide échappe une légère fumée sous le pluie fine de la Grande Plaine Illuminée. Mes yeux bleus glissent sur elle quand elle accourt. Un ou deux mètres, à peine, qu’elle dévore goulûment, pressée, sûrement, de goûter au premier lait qui lui assurera une vie en bonne santé.

Le mâle, lui, s’éloigne déjà. Je ne m’en inquiète pas. Je sais qu’il n’ira pas loin. Où pourrait-il aller ? Les humains ne sont pas loin non plus, leur odeur roule jusqu’à nous, nous entoure. Qu’il se rassure, je ne donnerai pas ma fille à manger aux bipèdes. Mais je n’en dis rien. Le voir prendre son rôle de mâle trop au sérieux est amusant.

Þórunn se blottit contre moi. Son corps est chaud. Elle frissonne sur mon flanc. Je la sens, fragile, contre mon ventre rond. D’un regard appuyé, je l’invite à me suivre, à son rythme, pour ne pas la perdre dans cette étendue sauvage. Trouver un abri est une priorité. La pluie, aussi fine soit-elle, est un danger non-négligeable pour la jeune-née.

Sans crier gare, je prends une direction différente du numéro et choisit un grand arbre, plus loin, comme lieu de mon repos.