No Going Back

Combien de fois avait-elle foulé le sol de cette montagne? Cela faisait un bon moment maintenant qu'elle avait arrêté de compter. Il y avait eu les premières fois où elle regardait partout autour d'elle, cherchant par tous les moyens de se repérer. Les fois suivantes où elle avait mis à l'épreuve ses souvenirs et constater qu'elle connaissait désormais bien cet endroit. Elle avait ensuite découvert cette immense plaine idyllique, qui avait été une immense surprise, une confirmation pour ce qu'elle ressentait envers les Terres Secrètes et sa nomination à la dominance par Poséidon. Suite à cela elle avait parcouru ces sentiers avec un entrain particulier, prête à accomplir son devoir en tant que dominante, la fleur au fusil. Puis c'était devenu une habitude, une étape obligatoire dans sa routine et sa patrouille et elle marchait sans vraiment regarder autour d'elle, si bien qu'elle n'avait même pas remarquer les changements réalisés par les humains qui avaient souillés ses terres. Elle était donc revenu pour poser ce décevant constat. Au cours de ces nombreuses venues il y avait eu plusieurs rencontres, la dernière en date était celle de Rekkles.

Et aujourd'hui?

Ici chaque journée se ressemble, la brume toujours aussi épaisse camoufle tout. Pas de journée avec un grand ciel bleu ni de nuages gris et menaçants. Seulement des journées avec une brume plus ou moins blanche, avec la luminosité habituelle ou la pénombre. Parfois de la pluie. C'est tout. Et la température. C'était une belle journée estivale, il faisait bon, une légère brise soufflait régulièrement et la brume maintenait une humidité ambiante empêchant la chaleur de vraiment s'installer. Cet endroit change très peu et n'offre aucune visibilité, aucun loisir. C'était surement pour cela que la jeune dominante se perdait tout le temps dans ses pensées en ces lieux et que par conséquent, elle prêtait moins d'attention à ce qui l'entourait. Les seules variations - hormis celles réalisées par les Hommes - venaient des personnes qu'elle rencontrait ici. Et il faut dire qu'ici elle n'a jamais été déçue. Fifa, Ocëan Pearl, Oklaan, Poséidon, Hallelujah, Rekkles. Toutes les rencontres faites en ces lieux avaient été pleines de surprises, enrichissantes et liées à son destin de dominante. La jeune pie s'arrêta et tourna l'encolure pour observer le sentier d'où elle venait.

Et aujourd'hui?

Aurore Opéra avançait. Physiquement et mentalement. Sa vie, peu à peu, reprenait un rythme respectable. Il avait quitté sa léthargie maladive, s’était enfin sorti de l’apnée interminable dans laquelle il s’était plongé de lui-même. Désormais, il pouvait sortir la tête de l’eau, respirer, ouvrir les yeux sur le ciel bleu, toujours si bleu. Le monde, autour de lui, reprenait ses couleurs, ses formes, ses illusions. Il réapprenait à le regarder, l’admirer, l’aimer. Néanmoins, l’étalon n’était pas encore tout à fait sorti de l’eau, de cet océan impitoyable, incontrôlable, qui le ballottait en tous sens.

Et le rouquin n’était pas certain de vouloir s’en sortir.

Au fond de lui, une petite voix riait gaiement. Un souvenir diffus, presque perdu, qui tanguait au coin de son champ de vision. Il n’arrivait pas à le saisir. Les images lui échappaient, glissaient entre les doigts de sa conscience et le narguaient de ce rire enfantin. Opéra savait de quoi il s’agissait. Dans les moments les plus clairs, comme les plus obscurs, il avait toujours été là, plus faible, mais toujours présent. Le mâle s’était voilé la face, n’avait pas voulu y croire, l’entendre. Il s’était fermé à ce rire pour ne pas avouer la vérité qu’il transportait avec lui. Il avait presque réussi.

Puis les vagues s’étaient à nouveau jetées contre lui.

Aurore leva les yeux au ciel, essaya de deviner sa couleur derrière la brume, épaisse, de la Montagne. Il se revoyait, à une autre époque, gravir le territoire, faire chauffer ses jeunes muscles pour leur donner plus de forme, de puissance. Il croyait pouvoir protéger ceux qu’il aimait. Il s’était trompé. Le soleil qui, aujourd’hui encore, se cachait dans son enveloppe de brume, l’avait poussé du haut de la Montagne. Il s’était écrasé tout en bas, si bas qu’il s’était enfoncé dans les flots, dans les ténèbres et avait eu du mal à en ressortir.

Mais, là encore, le rouquin n’était pas sûr de vouloir en sortir.

Au fond de l’eau, il y avait un monde que l’étalon n’atteindrait jamais. Un monde qui lui échappait, qu’il pouvait à peine frôler du bout du nez. Un monde qui lui était totalement étranger, qu’il ne pouvait pas rejoindre. Dans ce monde, bien caché dans les abysses, la jolie sirène continuait de jouer, de rire. Il l’avait sentie, tout contre lui, une dernière fois, comme un adieu qu’il ne pouvait pas prononcer à haute voix, qu’il ne pouvait se résoudre à appliquer tout à fait. Mais la belle sirène brillait de mille feux dans son royaume et lui, il avait perdu sa lumière à tout jamais. Il était temps de s’extirper des flots et de retourner à la terre ferme, loin de son rire enchanteur.

Sauf que la sirène était aussi sa Déesse des Secrets des fonds marins.

La belle dominante se tenait devant lui, enveloppée de brume, tout à fait à sa place sur la Montagne qui lui appartenait. Aurore Opéra s’arrêta sur le sentier, inspira l’air frais, sentit la caresse du vent sur son épaule, son ventre, ses flancs. Il prit soudain conscience de son état, de son corps encore un peu maigre, de ses muscles légèrement gonflés par l’effort, de la sueur qui recouvrait son poitrail. Il n’était pas présentable. Pourtant, l’étalon releva la tête vers Naëlle et fixa ses yeux noirs sur sa silhouette. Était-elle seulement là pour de vrai ? Il n’en était pas certain. Il connaissait son esprit, les tours qu’il lui jouait sans cesse. Combien de fois avait-il vu sa petite fille courir derrière lui ? Pourtant, le bel ange n’avait jamais fait qu’un seul pas en avant, qui l’avait propulsée dans les bras du diable.

Naëlle, appela-t-il tout bas, dans l’espoir fou que l’illusion lui réponde. Tout aurait été plus simple si les choses avaient commencé avec toi, ici.

Le rouquin se perdit un instant dans le souvenir du soleil d'hiver qu'il avait trouvé et aimé dans cette Montagne, loin de s'imaginer que sa dominante n'était pas un fruit de son désir de la retrouver.

Bientôt des bruits de pas se firent entendre, des claquements réguliers révélant la présence d'un autre équidé qui s'approchait de l'endroit où elle se tenait. Sans qu'elle ne sache vraiment pourquoi, cette fois-ci elle n'eut pas peur de découvrir qui se dissimulait à travers cette brume. Elle ne craignait ni l'arrivée d'humains ni celle d'un opposant. Faisait-elle preuve d'un excès de confiance? A moins que ce ne soit ses craintes trop grandes qui aient disparues. Encore utile qu'elle était totalement sereine lorsque parmi la brume se dessina progressivement la silhouette d'un étalon qu'elle n'eut aucun mal à reconnaitre.

Malgré sa cicatrice trônant toujours au milieu de son poitrail, sa carrure moins imposante que dans ses souvenirs et la sueur qui imprégnait ça et là sa robe, il semblait être en bien meilleure condition physique. Il lui semblait même qu'il avait repris un peu de poids et de masse musculaire, mais elle ne parierai pas là dessus. Elle lui fit face et s'avança doucement vers lui lorsqu'Aurore Opéra prononça son nom dans un faible appel. Elle s'arrêta à quelques mètres de lui ne sachant que faire. Elle mourrait d'envie de l'étreindre ou de lui ébouriffer le toupet comme elle le lui avait promis lorsqu'ils étaient jeunes. Elle voulait lui montrer que définitivement, toute querelle ou malentendu était désormais loin derrière eux, que tout pouvait redevenir comme avant, qu'ils pouvaient de nouveau s'amuser ensemble. Cependant leur dernière étreinte à l'Usine Abandonnée s'était soldée par un malaise ressenti par le rouquin, c'était peut-être encore un peu tôt pour lui. Mais maintenant? Elle craignait de créer de la gêne entre eux et de se faire repousser une fois de plus. Alors elle garda ses distances.

Les paroles d'Aurore n'avaient aucun sens pour Naëlle. Qu'est-ce qui aurait dû commencer avec elle ici? La jument pie ne savait déterminer s'il souhaité l'avoir rencontré elle plutôt que quelqu'un d'autre en ces lieux ou s'il aurait préféré la rencontrer elle au sein de la montagne sacrée plutôt que sur la plage dévastée. Ici ils n'auraient pu s'amuser comme ils l'avaient fait. Pas de course poursuite, pas de bataille de peinture, pas de feinte de noyade... et elle n'aurait peut-être pas créer cette histoire de Déesse des Secrets des Fonds Marins pour le manipuler et l'embrigader au sein des Terres Secrètes sous couvert d'un jeu de rôle. Un jeu de rôle où finalement, ils avaient incarnés leur propre personnage et porter des masques de verres.

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Naëlle avait beau ne pas savoir de quoi parlait l'étalon, elle savait qu'on ne pouvait changer le passé, que ce dernier faisait de nous ce que nous sommes dans le présent et que tout ce que l'on acquiert dans la difficulté est mérité.

L’étalon revoyait la douce Commedia Dell’Arte, enveloppée dans son manteau de brume. Il essaya de se souvenir de son odeur, de ses grands yeux pleins de rôles à jouer, mais peu à peu, les souvenirs devenaient flous, dangereux. Ils se mêlaient, se déchiraient et se reformaient pour prendre une autre apparence. Il aurait aimé pouvoir croire qu’elle l’avait prévenu, qu’il avait été trop bête pour comprendre et qu’il s’était jeté lui-même dans l’inconnu. Mais il savait faire la part des choses. Il finissait toujours par retrouver la vérité dans ses propres mensonges. Il ne pouvait pas se berner lui-même et n’en avait pas envie. La belle Commedia savait ce qu’elle faisait, à l’époque. Lui en avait eu une petite idée, faible, écrasée par son admiration. Mais aucun d’eux deux ne pouvait deviner ce qui arriverait ensuite. Et, même si le rouquin voulait croire qu’en sachant tout, il aurait pu l’éviter, là encore, il n’arrivait pas à se berner.

La voix de la jument glissa jusqu’à lui et Aurore Opéra releva des yeux ronds sur la dominante. Il la fixa, sans comprendre. Il aurait même pu garder la bouche bée tant l’information venait de le choquer. L’illusion n’en était pas une. Naëlle, dans son bon droit, se tenait bel et bien devant lui, le surplombant de quelques pas, la brume glissant sous elle sans arriver à en ternir l’image. Sa belle sirène vivait aussi bien sur l’eau que sur terre, même aussi haut, plus proche du dieu qui l’avait choisie que de la vie sous-marine. Une place de dominante qui le força à détourner le regard.

Le rouquin prit quelques secondes pour réfléchir aux mots de la jument pie. Cette fois, il ne pouvait s’empêcher de penser que les choses auraient été mieux si elles avaient été plus simples. Il se demandait, quelques fois, ce qu’il aurait pu se passer si Commedia Dell’Arte n’était pas tombée enceinte, n’avait pas mis au monde une condamnée. Il lui arrivait même, dans ses moments d’égarement les plus sombres, de se dire que les choses auraient été mieux si l’actrice, qui avait osé se nourrir devant lui d’un poison qu’il ne connaissait pas à l’époque, avait réussi son entreprise. Si l’embryon avait été tué avant d’être vraiment formé. Dans ces moments-là, Aurore se sentait fautif, coupable de meurtre par la pensée, mais il n’arrivait pas à s’en empêcher.

Mais la complexité engendre des erreurs que l’on ne peut pas corriger. Sans facilité, les choses ont des conséquences que l’on ne peut empêcher. Même aimer devient mauvais.

L’étalon fit quelques pas en avant, irrémédiablement attiré par la lumière de la dominante, comme un insecte qui connaît son destin mais fonce tout de même. Il ne niait plus ses sentiments, trop puissants pour être poussés sur un côté, pour les oublier. Néanmoins, il ne les acceptait pas pour autant. Pas si tôt, pas si forts. Mais pouvait-il faire autrement ? Au fond de lui, une autre peur le tiraillait, lui hurlait de ne pas approcher. Aurore Opéra s’arrêta donc, perdu entre son envie de fuir et son envie d’approcher.

Naëlle entendait clairement les mots prononcer par l'étalon, elle les comprenait individuellement, mais les phrases qu'il prononçait ne faisait pas sens auprès de la jument pie. Il n'était pas en train de lui servir des pensées philosophiques ou autres phrases réutilisables. Elle voyait bien qu'il parlait sincèrement, de choses auxquelles il pense, de choses qu'il ressent, mais de son côté, elle ne parvenait pas à savoir de quoi il s'agissait exactement. Peut-être parlait-il simplement de sa vie dans la globalité plus que d'un évènement en particulier, mais ce n'était pas ce que ces premières paroles avaient suggérées. Tout ce qu'elle comprenait finalement, c'était que l'étalon exprimait son impuissance face à des erreurs qu'il avait commise et n'avait pu corriger. Et qu'il parlait d'un amour mauvais, parce qu'elle ne voulait penser au fait que l'étalon pense que l'amour est mauvais.

Qu'aurait-il été de sa vie à elle sans difficulté?

Elle n'aurai pas été séparée de sa mère étant pouliche et aurai été amie avec les autres poulains de l'élevage. Elle serait alors très probablement rester là-bas, profitant de ces amis, de la protection des humains, du confort des boxes et de la nourriture abondante. Elle serait alors devenue une jument de présentation et une poulinière. Sa vie toute entière aurai été dictée par les Hommes, se serait écoulée au rythme des saillies et mises bas, n'aurai servit qu'à enrichir ses propriétaires. Imaginons qu'elle soit tout de même partie de l'élevage, elle n'aurai alors rencontré aucune difficulté durant son trajet la menant à Horse-Wild. Elle ne serait pas tombée de fatigue en arrivant, aurai poursuivi sa route, n'aurai surement pas rencontré Collapsing. Ou elle l'aurai tout de même rencontré mais n'aurai pas eu cette hargne pour se défendre face à lui et ne l'aurai pas impressionné. Il ne lui aurai alors jamais fait miroiter le statut d'héritière et elle n'aurai jamais essayé de se montrer digne de ce rang. Elle aurait alors mené une vie tranquille, n'aurai jamais été repérée par Poséidon et ne serait pas devenue dominante. Cela valait aussi pour son altercation avec Aurore, si elle n'avait pas eu si peur de le voir sortir de sa vie et de le perdre à jamais, elle ne se serait peut-être jamais rendue compte à quel point il compte pour elle. Et s'il n'était pas mort? Elle n'aurait pas eu à faire ce deuil, pas eu à endosser ce rôle de dominante précocement sans y être pleinement préparée, elle aurait pu encore profiter un peu de sa jeunesse et de son insouciance. Mais peut-être que l'étalon arabe aurait perdu son trône face à un adversaire plus jeune et elle n'aurait alors jamais pu devenir reine. 

La jeune dominante restait convaincue que les difficultés de la vie, aussi pénibles et éprouvantes soient-elles, se révélaient être des opportunités. Elles permettent à la vie de prendre une autre direction, de faire de nouvelles rencontres, de grandir, de gagner en expérience, maturité et force. Chaque difficulté surmontée amène quelque chose de positif.

Elle laissa l'étalon s'approcher d'elle sans réagir et n'avança pas vers lui lorsqu'il s'arrêta. Elle voulait l'aider, elle voulait qu'il fasse le même raisonnement que celui qu'elle venait de faire, en espérant qu'il aboutisse aux mêmes conclusions. La jeune pie était conscience qu'ils n'avaient pas traverser les mêmes difficultés, mais maintenant qu'il s'en remettait, plus rien ne pourrait l'atteindre.

Les mots de l’étalon n’avaient sûrement aucun sens pour la jument. Il en avait conscience, le souhaitait presque. Si elle comprenait enfin ce qu’il disait, si elle arrivait à avoir les mêmes pensées que lui, à remonter le fil d’une vie pourrie pour mieux en saisir la conclusion… alors il ne voulait pas imaginer ce qui arriverait. Il ne valait mieux pas qu’elle comprenne.

Naëlle ne répondit pas, ce qui laissa le temps à Aurore Opéra de réfléchir dans son coin à ce qu’il devait dire, taire, faire ou ne pas faire. Il ne pouvait pas se résoudre à s’imposer devant elle, à la forcer à le regarder pour qu’il avoue ce qu’il cachait. Il ne voulait pas lui mettre dans le crâne des questions qu’elle ferait mieux de ne pas se poser. La belle pie était une dominante, maintenant. Elle avait d’autres soucis en tête, d’autres choses à penser. Il ne pouvait pas réclamer d’elle qu’elle s’intéresse à lui et l’aide à comprendre ce qu’il devait faire.

Le rouquin en avait, pourtant, drôlement envie. Bouffé par cet égoïsme qui l’avait toujours suivi. Il savait qu’en tant qu’ami, il pouvait lui demander certaines choses, presque exiger certaines autres. Mais il n’était pas ce genre d’ami-là. Il acceptait volontiers que la jument se repose sur lui, qu’elle lui demande, un jour, son aide pour quoi que ce soit, n’importe quoi. Lui, en revanche, ne pouvait totalement abandonner l’idée que Naëlle était dominante et une dominante avait des responsabilités desquelles il ne devait pas la détourner. Car, s’il osait le faire, alors cela reviendrait à mettre la jument en danger. Et cela, il ne se le pardonnerait jamais.

La belle sirène avait un pouvoir sur lui qu’il ne pouvait plus nier. Alors, en bon petit soldat, Aurore Opéra baissa la tête et se laissa emporter là où elle voulait l’emmener. Il essaya de comprendre ce que sa vie aurait été sans difficultés. Par où devait-il commencer ?

Avec une vie des plus simples, il se serait toujours entendu avec sa sœur, ils se seraient compris dès les premiers pas de la pouliche. Il ne l’aurait pas lâchée, abandonnée pendant plus de temps qu’il ne pouvait se le pardonner, pour bouder ses ambitions, ses secrets. D’ailleurs, elle n’aurait jamais eu aucun secret pour lui et ils se seraient peut-être enfin compris.
Ocëan Pearl ne serait pas morte subitement, arrachée à sa vie, le précipitant tout droit dans le monde des grands. Il aurait profité encore un peu de l’enfance, des jeux, de l’insouciance. Mais il n’avait pas eu ce droit.
Peut-être ne se serait-il jamais écrasé aux pieds de Rosie et de son amie, Naëlle, poussé par un tsunami destructeur. Cela aurait-il changé quoi que ce soit ? Il en doutait. Tôt ou tard, Aurore aurait fini par trouver sa sœur et son amie, il aurait fini par faire la connaissance de la pouliche pie et, insouciant, il aurait pu jouer avec elle comme l’adolescent qu’il était alors. Elle aussi, aurait joué avec lui, riant de bon cœur, loin d’elle les ambitions d’une reine, les envies de le pousser à dire qu’il rejoignait, enfin, les Terres Secrètes. Mais il savait qu’il les aurait rejointes quand même, tôt ou tard, de son plein gré.
Il aurait sûrement rencontré Commedia Dell’Arte, ici, sur la Montagne. Il n’aurait pas pu s’empêcher de l’aimer et, sans les difficultés de sa vraie vie, peut-être l’aurait-elle aimé aussi. Jusqu’à ce que sa fille naisse, se dresse sur ses jambes et ne rencontre jamais le mal suprême, celui qui l’a écrasée.
Alors, enfin, il ne serait peut-être pas là, devant sa dominante, le cœur tordu sur le deuil d’une fille sans nom, gonflé d’un amour auquel il ne veut pas se résoudre. Peut-être serait-il dans la Plaine, à profiter de sa fille et de l’insouciance de sa vie d’enfant, à la voir grandir, à la chérir comme il aurait dû le faire. Ou peut-être ne serait-elle pas née, car dans une vie sans difficulté, Commedia n’aurait jamais pu être si complexe, si attirante, si secrète. Et il s’en serait juste détourné.

Cet exercice ne parut guère plaisant à l’étalon, qui grimaça, perdu dans un trop plein de « si ». À quoi cela rimait-il ? La vie, sans difficulté, n’existait pas et il comprit soudain ce qu’il serait arrivé, si elle avait vraiment existé. Un constat qu’il lui parut évident, incontournable.

Je ne serais pas né.

Car sa vie était basée sur les difficultés de ses parents, sur un monde complexe qui avait voulu les écraser et avait fini par les rapprocher, les lier d’un amour plus perfide encore que le sien ne le serait jamais. Si Aurore n’était pas né, alors rien de tout le reste ne serait arrivé. Rose n’aurait pas besoin de lui mentir, Commedia n’aurait pas profité de sa naïveté, Naëlle ne perdrait pas son temps à ses côtés. Sa fille, elle non plus, ne serait jamais née, ni morte.

Et si, par quelque miracle, j’étais né, alors je ne me serais pas laissé aveugler, tu ne serais pas devenue dominante et j’aurais pu t’aimer, sans m’en inquiéter.

Naëlle attendait la réaction de l'étalon avec appréhension, si au départ elle s'était dit qu'entrainer une telle réflexion le ferait surement aboutir aux mêmes conclusions qu'elle, elle en était de moins en moins certaines au fur et à mesure qu'elle y songeait. Mais désormais il était trop tard pour reprendre la parole et détourner Aurore de cette idée, il était déjà plongé dans ses songes. A quoi était-il en train de penser? A une amitié simple avec elle lorsqu'elle était pouliche, à une vie où ses parents seraient encore auprès de lui pour le conseiller et le guider dans ses choix, peut-être songeait-il à une vie où il n'aurait jamais fait la connaissance de la pie. En tout cas il était certain qu'il penserait à sa défunte fille, qu'elle soit inexistante ou bien vivante, Naëlle ne saurait dire laquelle des deux options était la meilleure. La seconde impliquait tout de même la manipulation par Commedia. La vie d'Aurore avait été bien plus funeste que celle de la jument pie, pourrait-il comprendre que tout cela le rendait plus fort?

Elle eut la réponse à sa question assez rapidement, et le constat fut pire encore que ce qu'elle avait redouté. Désormais l'étalon semblait penser que c'était son existence qui créait de la difficulté, que tout aurait été plus simple s'il n'était jamais né. Comment pouvait-il dire une chose pareille, en venir à regretter sa propre naissance, comme si le malheur qu'il avait connu prévalait sur tous les instants de joies et de bonheur. Naëlle s'en voulait terriblement, elle qui avait voulu le faire réfléchir à propos des difficultés de la vie pour lui faire entrevoir les avantages qu'il y a à en tirer, pour lui insuffler une lueur d'espoir, elle n'avait réussi qu'à lui faire penser qu'il aurait mieux valu qu'il ne soit pas né. Elle aurait dû comprendre depuis le temps qu'il ne pense pas comme elle, qu'il ne voit pas les choses comme elle les voit, qu'ils ne conçoivent pas le monde de la même façon. Mais non, chaque fois elle refaisait l'erreur de l'assimiler à elle et chaque fois elle le blessait, gâchait chaque moment qu'ils pouvaient partager.

Si lui n'aurait jamais dû naitre, elle n'aurait jamais dû grandir. Elle aurait pu continuer à jouer avec lui, continuer à incarner le rôle d'une Déesse sans espérer un jour devenir dominante, elle aurait pu de nouveau lui renverser de la peinture dessus, faire la course, lui faire peur en feignant la noyade, rire aux éclats en sa présence et vouloir que jamais cette journée ne se termine. Mais il avait fallu qu'elle grandisse, accomplisse son destin, prenne ses responsabilité et désormais elle ne pouvait que le blesser et se sentir désolée.

La jeune pie s'apprêtait à s'excuser auprès de l'étalon de l'avoir soumis à un tel exercice, lui montrer que plus que tout au monde, elle voulait retrouver la relation qu'elle avait avec lui avant qu'ils ne deviennent des adultes que tout oppose. Mais il reprit la parole, et ses mots la surprirent plus encore que les précédents.

S'il ne s'était pas laissé aveuglé et si elle n'était pas devenue dominante, il aurait pu l'aimer sans s'en inquiéter. Naëlle resta un long moment silencieuse, perturbée par les paroles d'Aurore. Il l'aimait. S'il accordait tant d'importance à son statut de dominante, à cette opposition dans leur mode de vie, aux risques qu'elle encourrait à cause de cette position hiérarchique, ce n'était pas simplement parce qu'il voulait protéger ses amis, mais parce qu'il l'aime, la veut près de lui et la savoir en sécurité. Elle s'approcha un peu de lui, lentement, pour ne pas risquer de le faire fuir.

L’étalon s’était perdu dans ses pensées, ballotté en tous sens par des « si » inutiles, des hypothèses qui ne menaient à rien. Il ne pouvait pas imaginer ce qu’aurait pu être le monde autrement puisque, de toute façon, le monde n’était pas autrement. Sa vie était celle qu’il avait vécue et il doutait en la possibilité d’un monde parallèle où un autre Aurore Opéra serait arrivé à temps pour sauver sa fille. Comment une telle chose pourrait-elle exister ? Et si elle existait, pourquoi était-il celui qui n’en avait pas eu le temps ? Qu’avait-il fait pour en arriver là ? Ces réflexions, décidément, n’avaient rien de sain. Il savait que ce n’était pas dans ce sens-là que Naëlle avait voulu le pousser, mais il n’arrivait pas à se retourner pour regarder le même horizon qu’elle. Il ne pouvait pas, ne serait-ce qu’oser penser, que la mort de sa fille pouvait apporter le moindre bien dans sa vie.

Perdu dans ses pensées, il en oublia de faire attention à ce qu’il disait, de retenir les mots qu’il ne devait pas avouer, de garder pour lui ce que sa dominante aurait mieux fait de ne jamais savoir. Il déclara une partie des sentiments qui le tuaient, une infime partie, posée comme une évidence dans une phrase idiote qu’il regretta immédiatement. Aurore Opéra n’osa même pas relever ses yeux noirs sur Naëlle. Son silence lui suffit à comprendre ce qu’il savait déjà. Son amour à lui n’était pas sain et elle était trop pure, parfaite, pour le partager avec lui. Cela valait mieux ainsi.

Le rouquin en fut moins perturbé qu’il ne le pensait. Au fond, il s’en était peut-être toujours douté. Il avait comme un don, un talent particulier pour s’amouracher de celles qu’il ne pourrait jamais atteindre. Tout comme il aimait sa sœur indépendamment de tout ce qu’elle pourrait être amenée à faire, tout comme il avait aimé l’actrice inaccessible, il aimait aujourd’hui la dominante qu’il ne devait pas toucher, détourner de ses responsabilités. Elle avait un rôle à jour sur l’île et lui ne voulait pas prendre part à cela. L’histoire devait se faire sans lui. Il avait déjà fait trop de vagues sur Horse-Wild.

La dominante s’approcha un peu, ce qui attira le regard de l’étalon sur elle. Il releva ses yeux noirs sur la sirène et se demanda de quelle façon la belle Déesse punirait son audace, son idiotie, son égoïsme. Il espéra presque qu’elle le fasse, qu’elle le réveille d’une bonne gifle sur la joue, pour qu’il cesse enfin de s’accrocher à un maigre espoir de ne pas être complètement fichu.

Les mots de Naëlle le troublèrent. Il voyait, il comprenait, qu’ils ne pensaient pas de la même façon, qu’il devait sans cesse lui expliquer sa vision des choses et elle la sienne. Ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Peut-être ne le seraient-ils jamais. Était-ce un mal ? Un bien ? Il n’arrivait pas à le savoir. Tout comme il lui était difficile de mettre des mots sur ses pensées pour les rendre plus claires à la jument. Alors il s’emporta un peu, paniqué par tant de choses qu’il n’arriva pas toutes à les énumérer.

Et que devrais-je faire, alors ? Te pousser dans le danger par pur égoïsme ? M’incruster dans tes pensées, te détourner de tes responsabilités, exiger de toi des choses que tu ne voudrais peut-être pas juste pour me faciliter la vie ? Je suis né comme ça, Naëlle, toujours inquiet des autres. Tu ne peux pas me demander de faire autrement. Je ne sais pas faire autrement. Et si je ne m’inquiétais pas… Tu sais ce qui est arrivé la dernière fois. Si ça recommençait… Je n’y survivrais pas.

Une fois encore, les mots d'Aurore Opéra semaient le trouble au sein de l'esprit de la jument pie. Elle ne pensait pas comme lui, c'était certain, et c'était de là la source de tout leurs problèmes. S'ils avaient eu la même vision des choses, l'étalon aurait compris pourquoi la pouliche qu'elle était voulait ainsi se démarquer, voulait accéder au pouvoir, et elle, n'aurait pas eu à lui cacher la vérité, à le manipuler. Il n'y aurait jamais eu aucun différent entre eux, jamais il n'y aurait eu cet épisode sur la plage dévastée, cette querelle, cette séparation. Elle n'aurait pas eu à demander à Rose Madder des conseils sur la manière dont elle devait appréhender son frère. Et il n'y aurait pas eu ce quiproquo où lui pensait avoir été banni des Secrètes en même temps qu'elle pensait qu'il souhaitait quitter le troupeau pour s'éloigner d'elle. Chacun avait penser que l'autre ne voulait plus de lui, qu'il était un poison pour l'autre, alors que tous deux ne souhaitaient qu'une chose: être ensemble.

Forte de ce constat, elle devait désormais agir en conséquence, arrêter d'espérer qu'Aurore comprenne ses motivations, ses pensées, ses paroles et ses actes. Elle devait parvenir, ou au moins essayer, de se mettre à sa place et de lui expliquer clairement le fond de sa pensée. Elle ne devait laisser aucune place au doute, à l'interprétation. Elle devait plus que tout arrêter de l'identifier à elle. Il était totalement différent d'elle et peut-être qu'elle ne le comprendrais jamais complètement mais ce n'était pas un problème. Il fallait qu'elle cesse de vouloir tout comprendre, tout saisir, tout contrôler. Elle devait apprendre à se laisser aller et ne rien prévoir, laisser Aurore s'exprimer et vivre.

Elle eut beau essayer de le rassurer et de l'éclairer sur chacun des points qu'il abordait, elle ne savait que faire du dernier. La fois où il ne s'était pas inquiété et qui ne pouvait être reproduite. Naëlle pensait bien entendu à son aventure avec Commedia. Il ne s'était pas inquiété à propos des conséquences de ses actes et s'était laissé séduire, il ne s'était pas inquiété à propos de sa fille et elle fut tuée. Mais était-ce le fait de ne pas s'inquiéter qu'il ne devait pas reproduire ou le fait de s'abandonner et se laisser séduire? A moins que les deux ne fassent qu'un. Ou alors encore une fois elle ne le comprenait pas et il parlait de tout autre chose, comme le fait de se faire manipuler ou de perdre un être cher.

Il avait beau essayer de faire au mieux, de transmettre le plus clairement possible ses pensées, Aurore Opéra savait que c’était peine perdue. Sa vision du monde était trop différente de celle des autres. Personne n’arrivait à effleurer ce qui traversait son esprit, personne ne voulait, non plus, l’accepter. C’était à lui, encore et encore, d’accepter le monde des autres, de ployer l’échine devant des avis différents, d’acquiescer docilement quand on lui disait qu’il avait tort, qu’il ne pouvait pas penser ainsi. Étonnamment, cela ne le dérangeait pas autant que cela aurait dû. Il se laissait piétiner sans broncher, sans se défendre. Son avis ne comptait pas, bien, il faisait avec, il l’acceptait presque trop facilement.

Mais jusqu’à présent, personne ne lui avait demandé d’abandonner son avis, de renier sa logique pour écouter son cœur. Devait-il vraiment mettre de côté toutes ses croyances, tous ses principes, pour pouvoir aimer une seule jument ? Une jument qui, de toute évidence, ne voulait pas de lui comme il aurait voulu d’elle. Une autre divergence d’opinions qui le laissait vide, las. Devait-il lutter ? Devait-il se soumettre ? Il ne savait plus que faire et restait là, comme un con, planté devant la dominante à ne plus savoir, non plus, s’il devait l’appeler par son nom.

Il redressa ses yeux noirs sur Naëlle, essaya de comprendre si c’était de sa faute à lui, s’il était si difficile de comprendre son point de vue. Peut-être devait-il abandonner ? Accepter, par quelque miracle, qu’elle ait voulu devenir ce qu’elle était devenue. Au fond, il l’acceptait déjà, mais il n’arrivait pas encore à l’approuver. Devait-il s’y forcer ? Il n’était pas sûr d’y arriver, de vouloir se jeter lui-même dans un quotidien douloureux, aux côtés d’une dominante qui « l’apprécie ». Encore une fois, Opéra voulut être égoïste, crier qu’il ne voulait pas qu’elle l’apprécie, qu’il était trop tard pour devenir des amis. Cela le protégerait-il, lui ? Certainement pas. Mais il ne voulait plus être son ami et c’était bien ça, le cœur du problème.

La suite le laissa perdu, plus encore que depuis le début de cette étrange rencontre. Il vrilla ses yeux noirs sur Naëlle, essaya de comprendre, de deviner si elle se moquait de lui, si elle tentait de le manipuler, encore. Il se serait sûrement laissé faire, à nouveau. Il ne savait faire que cela, de toute manière. Mais il ne trouva rien dans son regard et baissa les yeux. Il avait besoin de temps pour mettre de l’ordre dans le chaos qui hurlait à l’intérieur de son crâne. Il savait d’avance qu’il n’y arriverait jamais. Essayer n’était qu’une bonne excuse pour retarder l’échéance, remettre sur le tapis cette incompréhension entre eux.

Ce n’est pas moi que j’essaie de protéger. Sinon, je ne serais pas ici, je n’aurais rien pardonné, à personne, et je me serais contenté de faire comme mes parents : partir, loin, disparaître pour être tranquille, loin de l’inquiétude, loin des gens que j’aime. (Il marqua une pause pour essayer de deviner le soleil derrière la brume.) Oui, je vais passer ma vie à m’inquiéter. Je ne peux pas faire autrement. Je ne veux pas faire autrement. Mais je ne serai jamais loin. Même si tu ne le veux pas, je serai toujours là. Je ne laisserai plus le monde faire du mal à ceux que j’aime. (Une bouffée d’égoïsme l’étrangla et, pour une fois, Aurore Opéra décida de la laisser sortir.) Que tu le veuilles ou non, il est trop tard, nous n’y pouvons plus rien. Tu es entrée dans cette catégorie plus que quiconque auparavant, plus que quiconque ne le fera sans doute jamais. Alors ne me retire pas la seule chose que je puisse faire pour toi. M’inquiéter et te protéger du mieux que je peux, depuis ton ombre. Il vaut mieux que le mal tombe sur moi, plutôt que sur toi. Désormais, tu as un rôle à jouer sur cette île, Naëlle, pas moi. C’est comme ça.

Rien ne se déroulait comme prévu, comme elle l'aurait souhaité. Chaque fois qu'Aurore Opéra ouvrait la bouche, il exprimait un peu plus chaque fois son attachement envers la jument pie, il se livrait un peu plus à elle, lui confiant ses inquiétudes et ses doutes concernant ses choix de vie. De son côté, Naëlle faisait à chaque fois en sorte de le rassurer, lui faire comprendre qu'il n'a pas à s'infliger ce mal et que tout se passera bien, mais il semblait qu'elle n'arrivait jamais à formuler ce qu'elle ressentait, à moins que ce ne soit Aurore qui ne comprenne pas ce qu'elle disait, ou elle qui ne comprenait pas ce que lui essayait de lui dire. Elle aurait voulu que ces retrouvailles signe leur réconciliation, qu'elle puisse enfin se pardonner elle-même concernant le comportement qu'elle avait eu pouliche et lors de leur dispute sur la plage dévastée. Elle aurait aussi voulu se dire que désormais Aurore serait toujours là auprès d'elle, pour elle et qu'elle serait également toujours là pour lui, outre leur relation membre du troupeau/dominante. Mais rien ne se passait comme elle l'aurait souhaiter et tout ce qu'elle faisait c'était creuser le fossé qui les séparaient, installant un problème de communication, accentuant leurs différences et les séparant un peu plus à chaque prise de parole.

L'étalon roux lui assura que s'il ne cesserait jamais de s'inquiéter ce n'était pas le concernant, mais parce qu'il s'inquiéterait toujours pour les gens qu'il aime. Naëlle reconnu là l'Aurore Opéra qu'elle avait rencontré lorsqu'elle était toute jeune, s'inquiétant constamment qu'elle prenne mal ses paroles et le boude ou s'inquiétant pour elle lorsqu'elle jouait la sirène. Il n'avait peut-être pas changer autant qu'elle ne le pensait, peut-être que c'était elle qui avait beaucoup changer en grandissant, à moins que ce ne soit quelque chose d'autre dans leur relation qui avait changer. Le mâle repris la parole et Naëlle fut perturbée parce qu'elle entendit. Elle était la personne qu'Aurore aime le plus. Prenait-il Rosie en compte dans cette affirmation? Il voulait la protéger de tout, acceptait le rôle qu'elle avait à jouer, semblait être prêt à se sacrifier pour elle. La jeune dominante intégra ses informations comme elle le pu et fut parcourue d'un doute: était-il en train de lui dire qu'il est amoureux d'elle?

Elle n'était pas certaine de savoir ce qu'est l'amour. Elle avait toujours vécu seule, n'avait eu ni père ni mère, aucun membre de la famille. Elle avait aimé Collapsing comme elle aimait Rose Madder, tous deux étaient très importants pour elle et elle avait conscience de ce que leur présence lui apportait. Mais concernant Aurore, comment savoir si l'amour qu'elle éprouvait pour lui était le même ou était différent? Elle avait toujours aimé être en sa présence, pensait régulièrement à lui et avait été malheureuse à l'idée de le perdre suite à leur dispute. Était-ce suffisant pour affirmer qu'elle l'aimait vraiment? Comment était-elle censée le savoir?

Elle avait besoin de lui dans sa vie, c'était certain. Elle avait bien vu ce que cela avait donné lorsqu'elle pensait ne plus jamais le revoir, elle avait été incapable de rester concentrer sur ce qu'elle avait à faire et passait son temps à penser à lui, à leur dispute, à ce qu'elle lui dirait lorsqu'elle le reverrait, à demander conseil à Rosie, etc. Et puis elle n'était pas franchement sûre que l'île ait besoin d'elle de toute manière, les Terres Secrètes étaient longtemps restées vacantes et il n'y avait eu aucun problème majeur durant cette période à sa connaissance.

La chaleur qui bouillait en lui l’étouffait. Aurore Opéra ne savait plus où regarder pour se soustraire à la beauté de sa Déesse. Il avait l’impression que, n’importe où où ses yeux pouvaient se poser, ils tombaient irrémédiablement sur elle, comme si elle était partout à la fois, qu’il ne pouvait plus lui échapper. Il ne voulait pas vraiment lui échapper. Se soustraire à l’attraction de la sirène le protégerait sûrement de l’avenir. Il en avait conscience. Pourtant, il ne voulait pas s’y résoudre. Il ne voulait pas se protéger lui-même. Il se fichait du mal que l’on pouvait lui faire, tant que l’on n’osait pas toucher à Naëlle. Pour la préserver de tout, il n’hésiterait pas à se jeter contre un dieu. Il avait déjà failli le faire.

Cette pensée arracha Aurore à la Montagne. Il se revit, sur la Plage, lorgner le dieu avec méfiance, mi-heureux d’être appelé sur les Secrètes, mi-suspicieux du regard échangé entre la sirène et son dieu. Il aurait pu, il le savait, s’interposer entre eux si Poséidon avait montré la moindre envie de faire du mal à Naëlle. Aujourd’hui encore, il s’en sentait capable. Mais cette affirmation transportait avec elle une vérité étrange que l’étalon n’arrivait pas à accepter. Une vérité qui faisait de sa vie entière une erreur incroyable, fatale pour le bel ange qui n’aurait pas dû naître. Une vérité qui le frappa de plein fouet et le laissa muet.

Au fond, peut-être qu’Aurore l’avait toujours aimée.

Cela faisait-il de lui, et de son amour, un être vicié jusqu’à la moelle ? Pire encore que ne pouvait l’être ses parents et leur dépendance l’un pour l’autre ? Aimer une pouliche alors que lui-même s’était toujours pris pour un adulte, fort de son age avancé, de son corps développé, de ses principes déjà bien fondés. Ses yeux noirs se posèrent sur Naëlle, détaillèrent la jument qu’elle était devenue, mais qu’elle n’était pas encore tout à fait non plus. Ses parents s’étaient aimés jeunes, il le savait. Mais où était la limite d’un amour sain et d’un amour malsain ? Peut-être était-ce pour cela que la belle pie ne l’aimait pas. Il était trop vieux, trop bête, trop compliqué à gérer. Elle devait bien avoir, dans ses connaissances, peut-être même au sein de son troupeau, un ou deux autres mâles de son âge, plus aptes à l’aimer, l’accepter telle qu’elle était. Peut-être, qu’alors, il s’était tourné vers Commedia Dell’Arte parce qu’il avait toujours su, qu’il avait toujours eu cette certitude inébranlable qu’il n’avait aucune chance avec Naëlle. Cette pensée-ci, qu’il acceptait avant même de la penser, lui arracha un sourire doux à l’attention de sa dominante.

Je veillerai sur toi, Naëlle. Je l’espère mieux que je n’ai jamais veillé sur ma sœur. Mais ne t’y trompe pas, tu n’as pas besoin de moi. Tu es la Déesse des Secrets des fonds marins, ce troupeau a besoin de toi, ton dieu a besoin de toi. Il ne t’a pas choisie au hasard, il sait ce que tu vaux. Je pense que nous le savons tous et qu’il est temps pour toi d’en avoir conscience. Tu es une dominante, maintenant. Plus rien ne sera jamais comme avant, mais n’y vois pas un mal. C’est une force que nous t’aiderons à apprivoiser, à contrôler. Tu n’es pas seule, tu ne le seras plus jamais. Tu as des membres fidèles pour veiller sur toi désormais.

Aurore Opéra se sentait comme libéré d’un poids. Pourtant, il savait qu’aussitôt la belle pie aurait quitté son champ de vision, ce poids reviendrait peser contre ses épaules. Peut-être ne serait-il pas tout à fait le même, plus lourd, plus léger, il ne savait pas. Néanmoins, il serait toujours là, pour le maintenir éveillé, conscient du problème sans pouvoir le résoudre. Ce poids portait avec lui des envies que l’étalon ne devait pas exprimer. Cependant, pour cette fois seulement, comme s’il s’agissait de la dernière occasion, il décida de se laisser tenter. Le rouquin s’approcha de Naëlle, tendit le nez et effleura son toupet du bout des naseaux. Il ne trouva pas la force de le lui ébouriffer, comme autrefois, mais ce contact, aussi furtif fut-il, lui suffisait.

Mais si tu as besoin de moi, je serai toujours là, souffla-t-il, sur un ton beaucoup plus personnel avant de s’écarter et de sonder la brume.

Il était peut-être temps de se quitter. Le cœur lourd d’un amour à sens unique qu’il ne pouvait plus, ne voulait plus nier.

Les paroles de l’étalon perturbèrent une fois de plus Naëlle. Bien sur, elle était heureuse d’entendre une nouvelle fois le fait qu’il acceptait son statut de dominante et pensait même qu’elle était une bonne dominante, que Poséidon ne l’avait pas choisie par hasard et que les Terres Secrètes ont besoin d’elle. Cela lui fut également plaisir d’entendre qu’il prendrait effectivement soin d’elle et qu’elle ne serait plus jamais seule. Mais il avait abordé ce dernier point en mentionnant l’ensemble des membres du troupeau, en se considérant comme un membre comme n’importe quel autre. Mais il ne pouvait pas faire cela. Il n’était définitivement pas un membre quelconque du troupeau. Si quelqu’un décidait de quitter les Secrets, la jeune pie serait déçue concernant sa capacité à assurer son rôle de dominante, à faire des Secrètes un lieu où il fait bon vivre, de son troupeau un groupe auquel on se sent vraiment lié, mais elle ne serait pas triste du départ de la personne en tant que tel. Cela arriverait si c’était un ami qui quittait les rangs des Secrets, mais là encore, si Brod ou encore Commedia venaient à prendre une telle décision, elle était convaincue qu’elle ne serait jamais dans l’état dans lequel elle était lorsqu’elle pensait qu’Aurore comptait quitter le troupeau afin de sortir de la vie de la pie. Il était bien plus qu’un simple ami à ses yeux, elle le savait. Mais qu’était-il vraiment, ça elle n’en savait rien. Elle savait qu’elle voulait qu’il ne lui arrive rien, qu’il soit toujours à ses côtés, qu’il soit heureux, qu’il compte plus que quiconque pour elle. Mais tout cela faisait-il de lui son ami le plus précieux ou plus encore?  

Dans tous les cas, il était certain qu’elle avait besoin de lui, elle ne savait pas pourquoi ni comment, mais elle savait qu’elle ne pourrait accomplir sa tâche et son destin sans lui à ses côtés. Mais cela l’étalon ne semblait pas vouloir l’entendre, elle avait beau essayer de lui faire comprendre par tous les moyens, de lui expliquer, de lui dire aussi clairement que possible, il rejetait à chaque fois ses paroles et lui garantissait le contraire. Le contact léger et court qu’Aurore Opéra créa suffit à lui faire oublier tous ses doutes et ses inquiétudes. Il était temps pour elle d’arrêter de réfléchir, arrêter de se poser des centaines de questions dont certaines n’auraient peut-être jamais de réponses, qu’elle arrête d’être si rationnelle, si prudente, si concernée par les conséquences de chacun de ses actes. De la même manière, si les paroles n’étaient pas suffisantes pour faire comprendre au mâle ce qu’elle ressentait, il était temps pour elle de le lui montrer.

Naëlle s’approcha d’Aurore comme il venait de le faire, effleura doucement sa cicatrice au poitrail du bout des naseaux puis releva la tête, positionnant cette fois son menton contre le chanfrein du rouquin.

Aurore Opéra ne savait plus que penser. Il prenait tout juste conscience de la puissance de ses sentiments, de son incapacité à les faire taire, de son besoin d’avoir la belle dominante à ses côtés. Néanmoins, même dans un amour si puissant, Aurore restait Aurore. Il se sentait prêt à partir si elle le lui demandait. Il pouvait prendre ses distances sur son ordre. Il était prêt à se consumer pour elle, à mourir pour elle, à tout faire pour elle. Même si elle, elle ne l’aimait pas. Il en était persuadé désormais. Comment pourrait-ce être autrement ? Il avait essayé de lui dire, de lui faire comprendre tout l’amour qu’il éprouvait pour elle, mais elle n’y répondait pas. Elle restait hermétique à son amour car elle n’éprouvait pas le même au fond de son cœur.

Cela ne le dérangeait pas. Aurore s’était attendu à cette possibilité. Cela avait presque été une certitude coincée au fond de lui, bloquée en travers de sa gorge. Il le savait avant de savoir qu’il l’aimait. C’était inévitable. Sa Déesse méritait tellement plus, tellement mieux que lui. Il pourrait même l’aider à trouver celui qui mériterait de se dresser à ses côtés, de la toucher, de l’aimer. Il n’était pas ce mâle. Ainsi allait la vie. Il l’acceptait. Opéra méritait, lui, cet amour unique, ce mur qui se dressait devant lui, sur lequel ses sentiments rebondissaient et lui revenaient en pleine figure. Il pouvait vivre face à cela. Il vivrait face à cela. Quitte à souffrir, cela ne l’effrayait pas. Tant qu’il pourrait rester un peu aux côtés de la dominante, il ne se plaindrait pas.

Néanmoins, les choses étaient plus dures en vrai que dans ses pensées. Les mots, toujours, sont plus faciles que les actes. Il pouvait faire face à Naëlle, il savait qu’il le pouvait. Mais, quand la belle s’approcha, il n’en était plus si certain. La proximité de la jolie pie le priva d’air, le fit suffoquer. Il vrilla ses yeux noirs dans les siens et se demanda si, enfin, la sirène sortirait ses griffes, tous ces coups qu’il avait tant imaginés depuis leur séparation sur la Plage Dévastée. Peut-être était-il un peu masochiste sur les bords, une déviance qu’il ne crierait certainement pas au monde entier, mais Aurore préférait savoir que Naëlle ressentait quelque chose à son égard. Tant pis si cela était de la haine ou du mépris. Tout lui paraissait préférable à l’indifférence.

Le contact des naseaux sur sa cicatrice le fit frisonner. Cela lui rappela la mort de sa fille, son impuissance, le coup du diable qu’il prenait à la place d’un total inconnu. Peut-être aurait-il dû faire un pas de plus, ployer l’échine, présenter la nuque au démon des enfers. La mort était une échappatoire qu’il avait souvent envisagée, lâche, déprimé, détruit. Il n’avait jamais osé. Si proche de Naëlle, c’était une bouffée de vie qui l’étouffait. L’envie de se coller à elle, de respirer son odeur, de lui dire, enfin, avec les bons mots, qu’il l’aimait. Qu’elle comprenne que jamais, non jamais, il ne pourrait vivre à ses côtés comme si de rien n’était. Oui, cela venait à l’encontre de tout ce qu’il avait pensé jusque maintenant, mais il ne pouvait plus se voiler la face. Il voulait être aimé de sa belle sirène. Son amour sinon rien.

Puis la jument posa son menton sur le chanfrein de l’étalon et il soupira tout l’air de son corps, comme libéré d’un poids maintenant qu’elle ajoutait le sien sur son front. Peut-être bien qu’il pouvait vivre sans l’amour de la jument si, de temps à autre, elle l’approchait de la sorte, essayait de lui faire comprendre qu’il comptait un tant soit peu pour elle. Une vie de souffrance, coincé dans un amour à sens unique, pour une seconde de contact physique, d’attention. Oui, c’était tout à fait le genre du rouquin.

Je t’aime, Naëlle.

Puisque les choses ne pourraient, de toute façon, pas revenir comme avant, alors Aurore Opéra décida de se lancer. Que pouvait-il regretter ? Une bonne veste en pleine tête ? Il était trop préparé à cela pour s’en inquiéter. Il était trop tard, désormais. Que la jument le veuille ou non, il l’aimerait et veillerait sur elle. Au moins de loin si, désormais, elle ne voulait plus de lui à ses côtés.